Interview : Michel Schweizer pour Cheptel
Michel Schweizer vient de donner naissance à une nouvelle communauté qui a pour nom Cheptel. Elle est composée de pré-adolescents. Rencontre avec cet inclassable de la création contemporaine. Photographies : Frédérique Desmesure
Le travail artistique
Michel, lorsque l’on parcourt le site de votre compagnie ou que nous lisons des interviews ou articles vous concernant, certains mots reviennent : communauté, vivant en scène, territoire, altérité, contact, rencontre. Pouvez-vous nous en définir deux ?
Le premier serait communauté. Une communauté d’individus est un regroupement d’humanités qui sont très séparées entre elles. On peut voir dans ce rassemblement, dans ce collectif, qui a pour moi valeur de communauté, toutes les individualités. Et de ce fait, si ça fait communauté, ces individualités font du commun ensemble, quelque soient leurs différences, leurs degrés d’altérité les uns aux aux autres. Quand je réussi à rencontrer une communauté d’individus, ça me rassure. J’aime bien voir cela et ça me redonne espoir. Ce qui me réconforte, ce sont les communautés qui se forment à travers les projets particuliers que je peux faire. Ensuite, le soir de la représentation, on peut estimer qu’il y a une autre forme de communauté qui se retrouve à exister dans le théâtre puisque à ce moment là, nous sommes en présence d’un rassemblement d’étrangers, nous nous faisons face et tout se passe bien et ça tient. Ce qui n’est pas le cas dehors. Ici, ça tient grâce à un protocole, il y a un centre à observer, à apprécier. Mais il ne faut pas oublier que la même proximité dehors serait plus complexe à appréhender.
Et le deuxième mot, sur lequel je pourrais dire des chose, c’est l’altérité. Je le dis assez souvent, mais j’aime bien aller vers des mondes que je ne connais pas. C’est la promesse pour moi de vivre des expériences particulières. J’approche l’altérité à travers des mondes, sans la garantie que j’aboutisse à une forme dans la rencontre. Cela ne me pose aucun problème sauf pour la production (rires).
On pourrait dire que vous êtes un curieux insatiable ?
Oui. J’aime fondamentalement faire des expériences, mettre les pieds dans l’inconnu. L’inconnu, qui m’intéresse, doit être proposé par de l’humain et dans ce cas-là l’expérience est intense. Quand je me destine à rencontrer des mondes, je les appelle des mondes car ils sont très éloignés du mien, je prends toujours un soin particulier à ce que l’on ne me renseigne pas. Prochainement, je vais travailler avec des comédiens handicapés mentaux de la compagnie de l’Oiseau-Mouche pour un projet en 2019. Lors du premier stage de rencontres que j’ai pu faire, l’équipe était plutôt tentée de m’informer sur le degré de handicap de chacun et j’ai préféré ne pas savoir. Je préférais me retrouver face à ces personnes et m’arranger avec ce que je suis, ma manière d’écouter, et d’accompagner. Ça c’est très bien passé, et je ne sais toujours pas grand chose sur leur handicap.
Vos projets sont particuliers. On a du mal à classer vos propositions. Est-ce une volonté ?
Ça fait un petit moment que je me suis affranchi de deux choses. La première, ce sont les champs disciplinaires. Et après, les attentes des institutions. À partir du moment où on est catalogué, on développe un style, on le reproduit et on fini par fatiguer tout le monde avec. Sûrement que j’ai une manière de faire qui est reconnaissable, mais avec chaque projet, je ne me pose pas la question de savoir dans quel champ disciplinaire l’institution va pouvoir le cataloguer facilement et le reconnaître. Mes créations peuvent apparaître comme une suite de productions un peu disparates dans ses couleurs mais il y a un fond qui est commun à tout ce que je fais, c’est l’humain. J’expose un degré de vivant, assez intense, assez brut, avec ce souci de rendre la chose utile pour la diversité des publics réunie dans la salle. J’ai encore l’illusion, par moment, que ce que je produis peut être utile à beaucoup d’endroits. (rires). Utile parce que j’estime que dehors ça se complique de plus en plus. Je trouve que ma manière de poser des choses sur scène peut être utile par rapport à ce qui se délite ou se dégrade à l’extérieur. J’ai quand même des retours de certains publics qui sont troublés et qui se nourrissent de ce qu’ils viennent de vivre.
Cheptel & Bâtards
Pour votre dernière création, Cheptel, vous avez organisez une communauté d’adolescents. Est-ce que tout est vraiment écrit ou laissez-vous quelque marges à ces jeunes ados ?
C’est fait de façon à ce que le spectateur puisse sortir en disant : je sens que parfois ce n’est pas écrit, mais je n’en suis pas sûr, ou je sens que parfois c’est écrit, mais je n’en suis pas sûr. Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas écrites mais on travaille à partir d’un cadre qui est assez établi, voire très établi. Il faut structurer la chose. Tout le travail de cette nouvelle production est de savoir si j’arrive à créer des conditions le plus authentiques possibles sur scène. C’est la tendance sur laquelle j’avais travaillé pour Fauves (2010). Il faut trouver le placement où ces jeunes ados seront, dans un certain degré de vérité et d’authenticité, et lorsqu’ils y arrivent, c’est assez jouissif pour eux et pour tous les gens qui travaillent avec moi. Ils en prennent conscience et me prennent conscience qu’ils peuvent être comme ça sur scène. Cette stupéfaction les ravit et me va très bien. Le retour public sur ce qui se passe au plateau est assez direct. Beaucoup de gens me disent : » c’est assez incroyable de voir des choses aussi vivantes « . À chaque fois, je suis saisi et je leur demande : » pourquoi, lorsque vous allez voir un spectacle, ce n’est pas vivant ?” et leur réponse est : » oui, mais c’est porté par un professionnel et c’est bien fait « . Donc moi, mes spectacles ne sont peut-être pas très bien faits mais c’est du vivant, 100% bio. (rires).
Vous vous amusez ainsi à déplacer le regard du public. D’un côté la communauté d’adolescents qui s’adresse à la communauté public, dite celle des adultes. Pourquoi cette volonté ?
Pour l’avoir déjà présenté, les personnes qui ont déjà lu la presse sont un peu surprises que finalement ce spectacle n’est pas une charge de ces pré-ado contre les adultes. C’est plus délicat et plus subtil que ça. Oui, la chose s’inverse un peu. Du moment que le positionnement de ces jeunes est assez vrai et naturel, ce qu’ils disent vient d’une nécessité naturelle et évidente. Elle prend comme sujet l’adulte parce que, par rapport à la période que l’on traverse, je trouve que les jeunes générations sont souvent sous le joug du regard adulte, porteur de l’éducation, de l’inquiétude sur l’avenir commun que nous partageons. C’est tout le temps dans ce sens et on laisse peu de place pour qu’il y ait des retours. Les jeunes le disent très bien. Pas dans le spectacle, mais lors d’ateliers et autres expériences, certains me disent que les adultes ne prennent pas le temps d’écouter, disent des paroles non incarnées, que nous (les adultes) leur reprochont certaines choses mais que nous sommes comme eux… Il ne faut pas oublier que les pré-ados et ados nous observent beaucoup, même s’ils sont plongés dans leur prothèse technologique. Ils ne faut pas oublier qu’ils pensent aussi, grâce à nous certes, et ils sont souvent troublés de ce qu’ils observent de nous dans certaines situations, notamment lorsque l’adulte se retrouve face à des événements qu’il ne contrôle pas, qu’il n’a pas prévu. Le positionnement de l’adulte est tout autre et l’ado observe la réaction. Je peux être aussi dans un inconfort lorsque je travaille avec eux. Jusqu’à quel point mes formes de lucidité sont partageables.J’essaie d’être pédagogique et malin avec ça.
Vous tournez également avec Bâtards que l’on a pu découvrir lors des Sujets à vif à Avignon cet été, qui est une variation autour de la notion de territoire. Vous abordez beaucoup de choses dans cette proposition et vous partagez le plateau avec Mathieu Desseigne de Naïf Production (Avignon).
Il fallait ne pas sombrer dans la surenchère sur la question du territoire, de la limite de la frontière. On baigne dedans par l’actualité et il ne fallait pas aller sur ce versant là. Mathieu était très réactif, mais on ne se connaissait pas encore très bien au tout début de notre travail. Il ignorait les degrés d’humour, d’ironie et de cynisme qui peuvent m’animer. Nous avons fait connaissance, il a été rassuré. Ma grande découverte a été de m’apercevoir que c’est une personne qui pense beaucoup, qui sait parler sur scène, même s’il ne l’a pas beaucoup éprouvé, qui a de l’humour et même de l’ironie. Et quelle belle rencontre ! Sur un sujet aussi grave, ça a pris la forme que cela devait prendre avec ce petit renversement à la fin, qu’il faut éviter de nommer. À l’invitation de la sacd, j’avais imaginé que j’allais être l’auteur et Mathieu Desseigne le danseur. Mais on m’a dit que nous serions deux auteurs et que je devais être sur scène. J’ai envisagé ma présence sur scène avec ce qui me caractérise, le plus tranquille, le plus authentique, le plus partenaire possible.
Vous avez animé des ateliers la semaine dernière au Théâtre d’Arles avec des habitants de la ville. Comment avez-vous travaillé avec eux ?
On m’a présenté le groupe constitué de personnes différentes. Il fallait très vite établir un degré de confiance. Les individualités se sont rencontrées. On a cheminé comme ça, à travers des mises en situation. Je nomme des choses qui ont avoir avec une écriture, si modeste soit elle, avec des choix critiques, des expositions de soi, des prises de paroles. Ils ont choisi d’exposer certaines aspects de leur vie avec toutes les limites que cela représente. Ce sont des gens dont il fallait restaurer l’estime de soi et les conforter dans la prise de parole de ce qui les constituent, tout en leur signifiant les limites sur ce qui peut être dit et non dit. Le tout doit avoir des béances, des vides. Il faut créer ces espaces où le public est mis à l’épreuve pour l’intérêt qu’il porte à la personne qui est devant lui, sur ce qui est dit, sur ce qui est raconté. Ils ont fait une expérience troublante, celle de se retrouver devant un public et cela bouge les lignes quand on a vécu ces quelques minutes d’exposition. Ça fait son travail. J’espère qu’elles seront plus » verticales » que lorsqu’elles sont arrivées. Ces expériences sont pour moi le fait de défendre des valeurs que j’ai. C’est aussi presque du management : leur donner de pistes pour structurer leur présence lorsque le rapport à l’autre est un peu complexe. Il y a beaucoup de choses à fair avec des personnes dans ces états de fragilité, d’inquiétude, de solitude.
Laurent Bourbousson
Cheptel au Théâtre d’Arles, le 5 décembre à 20h30, au Merlan – scène nationale de Marseille, 7 et 8 décembre.
Bâtards au Théâtre Monfort, du 22 au 25 mars 2018
Toutes les autres dates, par ici.