Interview : Nacera Belaza pour La Procession

15 décembre 2015 /// Les interviews
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Nacera et Dalila Belaza travaillent actuellement sur la proposition La Procession dans le cadre du cycle Objets déplacés pour le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille. Interview de Nacera Belaza.

Nacéra BELAZA au CND, Studio 3, à Pantin ©Isabelle Levy-Lehmann

Nacéra BELAZA au CND, Studio 3, à Pantin ©Isabelle Levy-Lehmann

Comment avez-vous accueilli l’invitation du MuCEM pour le cycle Objets déplacés ?

Au départ, je me suis dit qu’il y avait un malentendu ! Je me demandais si l’équipe du musée voulait que l’artiste valorise ces objets, et n’ayant personnellement aucun intérêt pour ces objets…rires. Et comme je suis quelqu’un qui fonctionne avec des contraintes, il fallait que je comprenne ce qu’ils attendaient de moi. La proposition Objets déplacés est de réinscrire l’objet dans un espace, de changer le regard sur cet objet. Pourquoi mon travail les a intéressé ?? Je pense que c’est vraiment le tracé de chaque artiste qui importe à Catherine Sentis (administrateur général), qui connait très bien mon travail par ailleurs. Elle avait aussi envie de ce déplacement de point de vue sur l’objet, de la distorsion de ces objets. Elle a même proposé que l’on traite les objets de façon virtuelle.
A partir du moment où je comprends bien le cadre, donc la contrainte, je pense être en mesure de trouver une forme de réponse. Cette proposition est arrivée au moment de ma réflexion sur le corps du spectateur dans l’espace. Je travaille avec le Mama [le musée d’art moderne en Algérie], on fait des performances assez régulièrement en mélangeant la peinture, la sculpture. C’est un travail que j’ai mûri depuis un certain temps. La proposition du Mucem est arrivé au bon moment aussi.

Vous souhaitez que le spectateur soit actif dans vos propositions ?

J’ai souvent des retours dans le fait que lorsque le spectateur est sollicité au niveau de tous ses sens, il ait envie de s’inscrire lui-même dans le mouvement. Et ce projet se présente en ce sens, puisque il est question d’occuper l’espace, de faire circuler le public et de ne pas le figer face à un objet ou a une chorégraphie. J’inscris alors le corps du spectateur dans une sorte de mouvement permanent. L’idée était de construire un parcours sensoriel avec du son, de la vidéo et les œuvres en question qui jalonneraient ce parcours et le corps du spectateur dans l’idéal ferait parti de l’ensemble. A partir de ce point, on verra comment sa perception va être modifiée, transformée par ce mouvement, et dans le fait de s’englober lui-même dans ce qu’il perçoit, de quelle manière il se sent impliqué. La procession est vraiment une expérimentation pour moi. C’est un cran qui va plus loin que mes créations. Et j’insiste sur le fait que ça reste une première en expérience.

Vous allez, avec La Procession, inclure le spectateur dans votre démarche. Comment avez-vous appréhendez cette approche ?

Même si c’est la première fois que je construis une proposition incluant directement le spectateur, c’est quelque chose que j’appelais assez naturellement dans ma recherche depuis ces dernières années. Il me semble que c’est presque l’aboutissement de ma réflexion. Je pense que l’espace muséal se prête à cela.
Je ne conçois pas le spectateur de mes propositions dans une posture passive. Sa contribution, par son attention, par son écoute, par le travail de son imaginaire, finit de construire l’objet artistique. C’est vraiment quelque chose pour moi d’indissociable. Pour beaucoup, on va dans une salle de spectacle pour se reposer mais je ne crois pas que soit le lieu. Je pense que c’est un lieu où on doit être extrêmement alerte, actif, passible, et c’est une chose que l’on se doit absolument défendre.

Le temps scellé ©The Jakarta Post - Jerry Adiguna

Le temps scellé ©The Jakarta Post – Jerry Adiguna

Parlons des objets maintenant. Vous et votre sœur avez retenu trois objets. Quels sont-ils ?

Sur ce projet, j’ai souhaité collaborer avec Dalila. Son choix s’est porté sur un tableau démesuré. Elle en a extrait la main qui tient un chapelet. Cette main n’a aucune finesse. Elle va l’utiliser dans un sas, entre l’auditorium et le forum. Ce fragment de toile va servir de point de départ chorégraphique. Elle a développé un travail autour de cette main, de cette posture.
Ce projet était pour moi intéressant et assez inapproprié. Intéressant dans le fait d’insérer le public dans ce parcours, et inapproprié dans l’idée d’aller utiliser des objets, car antinomique par rapport au travail que je fais qui est dans l’abstraction. Je passe mon temps à vider, vider, vider des choses, la matière, l’espace. Et je trouvais ça intéressant, de poser un regard sur un objet et comment l’inclure dans ma propre matière.
Tout naturellement, je suis allé vers des objets dont la matière est organique : le bois et la pierre. J’ai retenu une planche de bois, qui en son centre a un trou. C’est un genre de point fuite et ceci m’a interpellée. C’est sa relation à l’espace qui m’intéressait dans l’objet et pas l’objet en lui-même. Ensuite, j’ai choisi une pierre très massive mais son poids ne permettait pas de l’inclure. Du coup, il y a une autre pierre beaucoup plus lisse, moins brute que l’autre, qui m’a été proposée. J’ai accepté cela. La première pierre représentait pour une moi une masse organique dans l’espace qui respire. Je me rends compte que tous les objets finis, anecdotiques, ne m’intéressent pas. Au départ, j’avais choisi de toutes petites figurines, en contraste avec la démesure de la planche et de la pierre, mais ayant des contraintes de sécurité très très importantes, j’ai renoncé. Donc, je me suis reporté sur de la matière vivante, sur des objets finis qui dialoguent avec l’espace.

Vous partagez votre temps entre la France et l’Algérie. Pouvez-vous nous parler de ce lien qui vous unit à ces deux rives du berceau méditerranéen ?

Je suis née en Algérie et j’ai grandi en France. Quand j’étais enfant, dès le début des grandes vacances, je partais en Algérie. Je n’avais que mes frères et sœurs et parents en France, le reste de la famille était en Algérie. La relation à l’Algérie a toujours été très forte, jusqu’en 1996, où les événements ne me permettaient plus d’y retourner.
J’ai reçu l’invitation de la France, en 2000-2001, pour préparer l’année de l’Algérie en France, qui a eu lieu en 2003. Je suis retournée en Algérie en 2001 pour travailler. J’ai alors découvert une autre Algérie, avec des danseurs, des partenaires. L’année 2001 était une année assez spéciale car les portes se sont un peu ouvertes. En 2003, les portes se sont à nouveau refermées. Mais, j’ai poursuivi le travail entrepris. Cela a un sens très particulier de travailler là-bas, d’être dans cette circulation car j’ai des racines là-bas, mais j’ai grandie ici. Je parlais de cela dernièrement et je disais que j’ai été privée de toutes formes d’identification, je ne pouvais pas m’identifier à une algérienne en Algérie ou à une française en France. Je pense que c’est le lot de beaucoup d’artistes. On est obligé de fabriquer un univers qui soit plus complexe que ce que l’on nous propose en temps normal…
Depuis ce temps, j’ai maintenu un projet de coopération avec l’Algérie. Je dirige depuis 3 ans un festival avec l’ambassade le « Temps dansé », je forme mes danseurs [les derniers en date étaient danseurs pour le festival d’Avignon en 2012], je travaille avec le Mama, l’école des beaux arts, le conservatoire. Ce qui est intéressant sur un territoire comme celui-ci, c’est que peu de choses existent, et il n’y a pas véritablement de volonté politique pour faire quoi que ce soit, et cela représente une terre vierge d’expérimentations assez libre finalement. On peut imaginer, on peut très vite faire, avec peu ou pas de moyens. La danse est une nécessité vitale pour les danseurs. Ils dansent parce que c’est une forme de cri pour eux. On peut rendre ce territoire riche sur le plan humain et artistique. Il y a quelque chorégraphes qui ont pu circuler librement ces dernières années, je dois dire que tous ces gens vont viennent… Mais à un moment donné, c’est épuisant de travailler là-bas, il faut avoir des motivations très particulières. Je n’ai jamais dissocié ces deux rives.
Politiquement, c’est assez verrouillé, mais si je prenais le temps de décrire la réalité dans toute sa complexité, je vous dirai qu’il y a des choses qui sont en train de se faire. Ce que je constate surtout, c’est que ce pays, qui n’est pas vraiment une démocratie et qui a connu un développement économique important ces dernières années avec l’implantation de sociétés, va trouver dans l’art son prochain outil qui permettra un autre type de développement. Ils sont entrain de s’approprier dans tous les domaines cet outil là, contrairement à la France où beaucoup de choses avaient été faites, je suis étonnée aujourd’hui que l’on en revienne sur l’utilité de l’ art. C’est vrai que les dynamiques de ces deux pays ne sont pas les mêmes, mais la question autour de l’utilité de l’art ici devient l’utilisation inévitable de l’art là-bas.

Aujourd’hui, Nacera, être artiste signifie quoi pour vous ?

Pour moi, dans l’art, il y a vraiment quelque chose d’indispensable même si on ne le sait pas toujours. Je me suis rendue compte que mon travail sur la nature humaine devenait, par l’évolution de notre société, par tous ces événements qui nous tombent dessus au quotidien, vraiment indispensable. L’art nous exhorte entièrement et l’idée que ce soit une nourriture vitale et nécessaire implique une présence bien forte de chacun. Je ne comprends pas comment on ait pu éloigner l’être humain de cette nourriture. La question de son utilité ne se pose même pas. Ça nous construit, ça nous définit, ça nous relie, c’est constitutif du cheminement d’un individu. C’est un endroit de résonance commun, un lien qui va au-delà du clivage.

Propos recueillis par Laurent Bourbousson

Nacera et Dalila Belaza présentent « La Procession » au MuCEM les 18 et 19 décembre. Nacera Belaza sera au festival Montpellier Danse 2016.

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