Vu : La Chair a ses raisons de Mathieu Desseigne
En ouverture de son festival, les Hivernales nous invitaient à découvrir une proposition expérimentale et intrigante de Naïf Production, incarnée sur scène par Mathieu Desseigne. Retour sur La chair a ses raisons.
Assis au milieu des spectateurs, le danseur-chorégraphe s’avance au centre du plateau de la chapelle des pénitents blancs et ôte un à un ses vêtements. Le noir complet laisse finalement apparaître une forme faite de chair, de muscles et d’ombre. C’est autour d’elle, de ses métamorphoses que toute la proposition s’articule.
Dans la luminosité tantôt fragile, tantôt intense (on soulignera la puissante création lumière de Pauline Guyonnet), un jeu de paréidolie se met à place. L’esprit essaie de lire, de donner sens, de trouver l’endroit de l’envers. Toute l’attention est centrée sur cet être surgi du néant, dans lequel le regard tente de discerner des repères familiers. La forme bascule, frémit, respire. Bientôt on devine des prémisses de bras, puis de jambes, mais jamais plus. Mais déjà, ça va mieux. Rétrospectivement, durant cette minute où le cerveau s’accommode pour identifier le reconnaissable, confronté à cet amas de chair, répulsion, malaise et fascination s’entremêlent.
On retrouve d’une certaine manière le début du Début, un face-à- face avec la matière première de l’homme, avant sa formation complète, avant son inscription dans le social. Fugacement, les récits des cosmogonies du monde reviennent en tête. « Le premier homme fut façonné dans la glaise et le dieu lui insuffla le premier souffle ». Un jeu d’alchimiste, entre terre glaise, électricité de vie, chair et mouvement, dont on ne connait pas encore le dénouement.
Cette proposition tient du test de Rorschach dans ce qu’elle convoque nécessairement des points de vue propres à chacun, à un moment précis, ainsi qu’à un rapport intime et singulier au corps. Elle procède réellement d’une co-construction entre le danseur, le public et les perceptions en jeu. Lors de l’échange avec le chorégraphe qui suit le spectacle, se confrontent justement les regards. Tandis qu’une femme annonce avoir vu des paysages, des animaux, je suis surprise, presque déçue d’avoir manqué ce rendez-vous avec la faune d’ombre, de lumière et de chair. Ma lecture du jour m’a amenée à percevoir des réminiscences d’histoire de l’art, des sculptures grecques, des dessins délicats à la Vinci et une furtive minute, un visage inquiétant et remuant.
Assister à La chair a ses raisons, c’est aussi un peu comme tenir dans la lumière un œuf qui aurait été fécondé, dont on apercevrait les connexions naissantes, les ramifications vitales. Ça tient de l’imagerie du fœtus, dans ces quelques semaines où l’on identifie difficilement l’être en devenir, où l’on contemple la créature en puissance, à l’état de potentiel qui débute son parcours, et sa métamorphose.
Le projet renoue ici avec des questionnements et des thèmes chers au collectif Naïf Production. Qu’est-ce ce qui unit l’être humain –l’être vivant-, sa communauté ? Qu’est-ce qui relie tout un chacun ? Le collectif poursuit sa quête de réponse dans les premiers moments de l’être, dans l’archétype, et ici, dans l’échange qui naît du dialogue et du jeu de perceptions.
La proposition questionne aussi la notion de danse. La danse se lit ici, non pas dans des figures hallucinantes, mais bien dans le corps même, dans ses frémissements et ses ondulations infimes, dans l’étrange, la difformité du corps, dans l’intimité de la chair. Un spectateur qualifiera le spectacle d’« inattendu ». Et pourtant, le titre résume bien le tout : « la chair a ses raisons ». Ce que nous donne à voir Mathieu Desseigne est une étude sur la chair, sa vie, ses formes, son mouvement.
Un moment contemplatif et intrigant, qu’il faut accueillir comme tel, en se laissant guider par la lumière envoûtante, les affres de notre cerveau et de sa perception.
Camille Vinatier
La Chair a ses raisons a été vu le samedi 24 février, dans le cadre du Festival Les Hivernales.
Chorégraphie et interprétation : Mathieu Desseigne / Conseil artistique : Sylvain Bouillet et Lucien Reynès / Regard extérieur : Sara Vanderieck / Création lumière : Pauline Guyonnet / Création sonore : Philippe Perrin