Jean-Benoît Ugeux, Homme complexe sans complexes
Homme complexe sans complexes, Jean-Benoît Ugeux (ci-dessus ©Alice Kohl) est une valeur montante du cinéma belge mais aussi de sa scène artistique. En février dernier, il a décroché un Magritte et vient de remporter un vif succès au Théâtre du Gymnase de Marseille avec Tristesses d’Anne-Cécile Vandalem. Avec elle, collaboratrice de la première heure, et sa Das Fräulein Kompanie, ils partent à l’assaut de l’Odéon – Théâtre de l’Europe du 5 au 27 mai. Puis, dans le « IN » du prochain Festival d’Avignon (18 au 24 juillet 2018 à la Fabrica) où ils défendront un propos écologique avec Arctique, le nouveau thriller politique d’Anne-Cécile Vandalem.
Portrait en (é)mouvance.
JB, un artiste scotchant !
Pour commencer, petit nota bene. Il se peut que les informations de ce portrait soient à mettre au conditionnel tant chez Jean-Benoît Ugeux le sens inné de la formule peut, pour faire un bon mot, tuer toute vérité.
Les initiales de son prénom sont celles du 3e whisky le plus vendu au monde : JB. Pourtant de l’alcool, Jean-Benoît Ugeux ne garde que le délire que provoquent ses abus. Il a délaissé ses diverses addictions de jeunesse, dorénavant le voilà sage, version sportif de haut niveau à la vie réglée, quasi monastique et hyper organisée.
Cette année est la sienne, naviguant avec succès dans le triangle d’or Théâtre/Cinéma/Écriture et participant à l’ascension de la Das Fräulein Kompanie de sa complice Anne-Cécile Vandalem.
Une reconnaissance que certains pourraient penser tardive au vu de l’impressionnant CV du jeune homme, en images ci-dessous.
Si on voulait lui coller des étiquettes au cul, qu’il montre finalement assez peu au vu de son goût inné de la provocation, cet acteur atypique serait dans la case Fada, déjanté, hors normes, inclassable… Bref, un acteur belge!
Ce pur produit surréaliste made in Belgium, en a l’œil chagrin du temps, les nuages du ciel flamand en fond de rétine, le sourire en « Wall(ir)onie », la fausse platitude en horizon.
Pensant faire la connaissance d’un excentrique total nous nous retrouvons à boire de l’eau minérale locale avec un garçon posé et très consciencieux, dans un de ses cafés préférés La Renaissance dans le quartier St Gilles à Bruxelles.
Les bulles auraient pourtant été de mise, nous sommes le 5 février 2018, la veille Jean-Benoît Ugeux vient de recevoir le Magritte du cinéma belge en tant que meilleur acteur dans un second rôle pour Le Fidèle de Michaël R. Roskam (avec Matthias Schoenaerts, Adèle Exarchopoulos).
Excessivement touché par la reconnaissance que lui a témoigné la profession via ce Magritte, JBU n’est pas pour autant très friand de ce genre de manifestation. Ou alors pour le plaisir de retrouver les potes, qu’il a nombreux dans le milieu.
Assez omniprésent dans la section courts-métrages il avait déjà été indirectement couronné avec L’ours noir (2016) et Le Plombier (2017) de Xavier Seron et Méryl Fortuna-Rossi.
En plus de récompenser son jeu singulier, tout en contradictions et ruptures, intensité et subtilité, ce sont aussi des années de travail acharnés au service de projets aussi disparates, impertinents que courageux qui sont salués. Un Stakhanoviste du travail qui y prend un plaisir fou.
Malgré ses nombreux rôles de border line, il n’y a de fou chez lui que ses emplois du temps de ministre et sa course effrénée aux projets.
Avec ambiguïté
Chez Anne-Cécile Vandalem, il campe un parfait salaud versant pervers narcissique, petit Kapo qui tyrannise sa femme pour oublier qu’il n’est lui-même pas grand chose sur cet échiquier sociéto/politique. Dans Le Fidèle de Michaël R. Roskam il insuffle un coté rigolard et jouasse à un tueur à gages, en décalage avec la représentation habituelle qu’on s’en fait.
Une approche particulière que JB commente : « J’essaye toujours de ne pas finir le personnage ! De ne pas proposer un objet achevé sur lequel on pourrait avoir une opinion claire et manichéenne. Abonné aux espèces de vicelards et autres pédophiles (Monkey de Cédric Bourgeois) on me propose ce genre de rôle parce que l’on sait que, qui qu’il soit, je vais essayer de le jouer humain. A l’usage je me suis rendu compte que les salauds sont intéressants à jouer si tu joues leurs peurs et leurs tristesses. »
Ce que confirme le réalisateur Méryl Fortuna-Rossi avec son second degré habituel : « Difficile de dire un truc sympa sur JB, il a tellement tout, le talent, le professionnalisme, un panel d’émotions aussi riche que varié et en plus il est plus provocateur et drôle que moi… Et surtout ce que peu de gens savent : c’est un grand humaniste… ! Non vraiment ! Je n’ai rien à dire de positif sur ce garçon. Le pire c’est qu’il joue dans tous mes films ! »
Il sera également un des invités de son 6e Festival du Cinéma belge à Nîmes et en garrigue, avec son nouveau court-métrage Eastpak, en lice également ce mois-ci au Brussels Short Film Festival. L’histoire d’une soirée entre amis, grands discours et beaux idéaux qui se fracassent au premier vol commis. Un bel exercice sur les petites lâchetés, un propos un peu désenchanté qui colle bien à la peau de Jean-Benoit Ugeux et illustrerait aisément son désir de tourner avec Bacri-Jaoui. « Travailler avec Jean-Benoit c’est un vrai bonheur parce qu’il ne le fait qu’avec des gens qu’il connaît bien et qu’il aime -enfin je crois- témoigne un de ses comédiens et ami Baptiste Sornin que l’on retrouve dans le court-métrage. Il va distribuer ses acteurs en fonction des affinités que l’acteur a avec le rôle ou au contraire propose quelque chose de très surprenant. »
JBU pourrait se lasser de ce type de personnages extrêmes mais il reste pragmatique : « Évidemment il faut savoir en sortir. Mais bon, beaucoup d’acteurs rêvent du contre emploi mais si tu as l’emploi c’est déjà bien ! »
Ces Punchlines, dans lesquelles il excelle et qu’il distille comme de petites entailles incisives dans la conversation la font continuellement avancer sur le fil entre vanne et réalité comique de la vie.
Peut-on rire encore de tout ?
L’humour est sa seconde peau. Il essaye toujours d’aborder ses personnages par ce biais là et il doit faire partie des projets qu’on lui propose. Il adorerait quand même travailler avec les frères Dardenne ou Hanneke même s’ils ne sont pas les rois de la rigolade. Il tient beaucoup à raconter des histoires.
Il refuse nombre de comédies « Pouet ! Pouet ! », préférant les douce-amères comme celle de son compatriote David Lambert, Troisièmes Noces avec Bouli Lanners qui sortira le 13 juin en Belgique.
Jean-Benoît Ugeux aurait pu faire partie de la meute Deschiens, pas ceux de Navarre, il ne les a jamais vu. On l’imagine aisément en fils caché de François Morel et Yolande Moreau. JB aurait ainsi reçu en héritage leur poésie pudique, la gravité, l’insolence, le fond d’âme à fleur de peau, l’engagement. Et une certaine idée du métier de comédien, hors des sentiers battus. On le retrouvera avec Yolande Moreau en septembre dans le film de Gustave Kervern et Benoît Délépine, I feel good. Un rêve de collaboration qui l’a comblé autant du coté des réalisateurs que de l’actrice.
Un tantinet Desproges dans l’hypersensibilité, l’humour grinçant mais surtout dans l’idée : « Je pense qu’il est crucial de rire encore de tout, martèle Jean-Benoît, que le jour où on ne rigolera plus il sera trop tard ! Mon leitmotiv est celui-là, parce que je crois que derrière le rire il y a beaucoup plus que pouet pouet zizi. Quelqu’un qui a de l’humour, c’est déjà quelqu’un qui s’inscrit dans une vision du tout, une vision beaucoup plus large du monde. »
Son humour a les couleurs de la Belgique. Noir. Jaune pour le rire qu’il provoque et Rouge pour le sanglant du propos, le coté dérangeant. Il en a d’ailleurs une vision très affirmé : « Dans l’humour français on se moque des autres. Dans l’humour belge on se moque de soi ! Quand on se moque des personnages on se moque de nous. La même chose se retrouve chez Tchékhov, il est dans tous les personnages qu’il parodie. »
C’est cette forme d’humour qui le lie aussi depuis des années à ses partenaires, Xavier Seron et Méryl Fortuna-Rossi. Un univers loufoque que l’on perçoit aussi chez Mathieu Donck, qui emploie d’ailleurs souvent les mêmes comédiens (Catherine Salée, Jean Jacques Rausin, Anne-Pascale Clairembourg, Yoann Blanc…). Une joyeuse bande à part qui ne cesse de se faire remarquer dans le cinéma belge actuel mais aussi en France.
Ainsi faire le portrait de Jean-Benoît Ugeux revient à faire celui de ce courant cinématographique belge, insolent, gore-glauque autant que burlesque et débridée. Un cinéma de genre qui peut emballer ou agacer, un cinéma qui se renouvelle, la parfaite antithèse d’un certain cinéma français. Partis avec peu de moyen, ils ont la particularité de considérer le court-métrage non pas comme un tremplin au long mais comme une forme plus libre, plus légère, qui permet d’aller plus vite et ailleurs.
Les flamands l’ont vu naître
Au sortir du Conservatoire Royal de Liège, peu convaincu par la scène artistique de l’époque il travaille dans le bâtiment puis voyage en Amérique du sud.
À l’instar de Tiago Rodrigues avec le TG STAN, ce sont les flamands qui l’incitent à revenir au théâtre. Pour Jean-Benoît Ugeux le choc a eu lieu en 1996 avec Bernadetje de Alain Platel et Arne Sierens. Alors lorsque le Théâtre Victoria qui produit ses artistes fétiches cherche de nouveaux talents, il file à Gand et y reste pour deux projets. L’un avec Wayn Traub (Maria Dolores), et son théâtre total et un peu futuriste très en vue à cette période, l’autre avec Lies Pauwels pour White star.
Il crée une compagnie avec Anne-Cécile Vandalem, et monte Zaï Zaï Zaï Zaï (ci-dessous) et Hansel & Gretel, produits par Victoria. Un théâtre dans la mouvance de ceux qu’ils apprécient Platel, le TG Stan, Rodrigo Garcia mais avec lesquels, novices, ils ne peuvent encore collaborer.
Au début de ces années 2000, Jean-Benoît Ugeux travaille énormément avec la scène flamande en plein effervescence (Ivan Vrambout, Wim Vandekeybus…).
Dans toutes ces piéces, le visuel prédomine et la narration vient à lui manquer. Il fait alors un crochet par chez Rodrigo Garcia : « Rodrigo a un rapport au texte très fort. Il y a des monologues incroyables, très puissant à jouer. »
Excessivement excessif
C’est avec le monologue du chien de Rubens et celui du « trou » d’Anish Kapoor dans la très controversée et chahutée pièce de Rodrigo Garcia, Golgota Picnic qu’on le remarquera en France.
Son coté « no limits » et sa personnalité particulière ont séduit tout de suite le metteur en scène hispano-argentin qui le caste au départ pour Aproximación a la idea de desconfianza au Festival d’Avignon 2007. Une embauche à l’instinct. Suite à un microbe attrapé en buvant la tasse dans une piscine, JB manque et de mourir et le workshop de Garcia ( l’École des maîtres ) auquel il participait.
JBU trouve totalement sa place dans l’univers de celui-ci comme chez les flamands : « Grâce à eux, je peux faire des choses où il n’y a ni personnages, ni narration, ni temps, ni espace, juste une parole un peu bretchienne qui sort du néant. Cela ne me pose aucun soucis. »
Ce qui fait sourire et dire à Rodrigo Garcia : « Je retiens de ça qu’il aime être libre et avec moi, il le peut. »
Une complicité qui s’est fondée sur la base du travail de Rodrigo : « Une des choses qu’il partage avec moi c’est l’impudeur. C’est très important pour moi de trouver des gens comme cela. »
JB joue sur l’ordinaire, le mec lambda, un peu paumé, un peu monsieur tout le monde qui se met à péter un câble par moments et qui a souvent un fond d’âme qui remonte. Ce que souligne le metteur en scène hispano-argentin : « Si je peux dégager quelque chose de ce qui me plait chez Jean-Benoit comme interprète, c’est que quoi qu’il fasse, il transmet une espèce de mélancolie qui détruit tout, qui est très touchante. Et moi cela me paraît très attrayant, cette tristesse-là. »
« Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût. »
JB n’affiche pas cette citation de M. Duchamp seulement sur la page Apoptose de son FB, il en fait son adage, un complément à l’excès.
Il y a toujours chez lui quelque chose de l’ordre de la performance, autant dans le « recul des limites » que dans le geste artistique. Apoptose mélange « conneries », sexe, pugnacité, politique, poésie et bien sur mauvais goût afin de provoquer réactions et rencontres. Une façon aussi de s’amuser.
Sur son site du même nom Apoptose.org se trouve toute une gamme de produits dérivés très spécifiques comme des badges « tête de con » ou « Garage à bites » (à découvrir ici). On peut également y voir JB en photographe.
L’Arctique
Ce pays l’appelle fortement ces derniers temps.
Avec Arctique, la nouvelle création de Anne-Cécile Vandalem qui sera dans le IN d ‘Avignon cet été, dans laquelle il joue un journaliste un peu fantasque déguisé en comédien de seconde zone en repérage pour un film. Arctique toujours avec les amis Xavier Seron et Méryl Fortuna-Rossi. Il co-écrit avec eux une série Prince Albert, produit et diffusée par la RTBF, un 20 fois 26 minutes. Une comédie loufoque dans la veine de leurs courts-métrages, qui se passera en Antarctique où des scientifiques belges cohabitent dans ce monde glacée et extrême. JBU y incarnerait « Van Damme » un agent de sécurité qui aurait aimé faire le Vietnam et aurait pour meilleure amie une poupée gonflable, mais dans une relation totalement platonique.
JBU avait déjà co-écrit avec François Pirot Mobile Home.
Il a ce p’tit air
Mélodramatique, « mélodrolatique » et il est mélomane, notamment amateur de musique classique. Une passion qu’il partage avec son ami Rodrigo Garcia.
En dehors de son passage au Conservatoire de Liège, section Musique électro-acoustique, il ne s’est pas engagé dans cette voie. Il la met en scène dans son prochain court-métrage La musique prévu en 2019.
Il a ce petit air de rien et un fort accent, il parle mal ou trop vite pour certains, a un coté brut, trouble. Des choses que d’autres voudraient rectifier, que Jean-Benoît Ugeux garde comme style.
Une manière d’être qui inspire Emmanuel Marre. Un cinéma libre et métaphysique partant d’improvisations et basé sur la forte relation d’amitié qui les unit, font de Michel, Le désarroi du flic socialiste Quechua, Le film de l’été, des films singuliers. Dans le moyen métrage Le film de l’été, Balthazar, le protagoniste est aussi le filleul de Jean-Benoit (découvrez le court-métrage ici).
Jean-Benoit Ugeux quitte quand même de temps en temps sa bande de potes pour aller tourner chez Joachim Lafosse, Michaël R. Roskam, Benoit Mariage…
En conclusion, si Jean-Benoît Ugeux était un légume, ce serait un oignon. Pas de ceux qui donne des fleurs et que Jean-Benoît veut faire manger à sa femme à la fin de Tristesses. Non, un oignon de cuisine, aux nombreuses couches, qui fait pleurer quand on lui retire sa peau protectrice. Un arôme puissant et des saveurs marquées, qui s’adoucissent selon la manière, et avec qui on l’accommode. Aromate universel et somme toute l’élément de base indispensable à toute savoureuse préparation.
Mais laissons le mot de la fin à un connaisseur, Yoann Blanc, son partenaire de Partouze et de la série La Trêve du réalisateur Mathieu Donck (série qui a cartonné sur France 2 et dont le tournage de la saison 2 vient de s’achever) : « Jib c’est un gars qui porte une banane, qui s’intéresse aussi bien à la menuiserie qu’aux auteurs du XXème siècle, qui joue de la trompette et maîtrise toutes les fonctionnalités de son ordi, qui joue dans plusieurs langues et pourrait passer son permis poids lourd. Jib c’est un mec hypersensible, toujours bouleversé, toujours en action. Jean-Benoît Ugeux est un mec connu qui gagne à être connu. »
Marie Anezin.
Retrouvez Jean-Benoît Ugeux dans :
Tristesses d’Anne-Cécile Vandalem à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) du 5 au 27 mai 2018 (relâche les lundis et le dimanche 20 mai). Renseignements ici.
Arctique d’Anne-Cécile Vandalem du 18 au 24 juillet 2018 au Festival d’Avignon (relâche le samedi 21 juillet). Renseignements là.