[VU] Boris Charmatz en cinémascope

19 décembre 2023 /// Arts plastiques - Les retours
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Le chorégraphe investit les espaces muséographiques du Frac Sud (Marseille) dans un corps à corps avec les écrans. Une invitation à ressentir les œuvres autrement.

Boris Charmatz est un habitué des scènes marseillaises et des incursions performatives. Après le Mucem et le Festival de Marseille, il a choisi  de présenter six films, dont trois inédits, pour retracer son parcours depuis 1999. À mi-chemin entre exposition et déambulation, la scénographie de Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud, ne muséifie pas les formes chorégraphiques mais crée une nouvelle dynamique des corps et porte un autre regard sur les pièces filmées par César Vayssié et Aldo Lee, complices de Boris Charmatz depuis de nombreuses années. Leurs réalisations ne sont ni des documentaires ni des captations live mais des créations à part entière, des films autonomes inspirés par les chorégraphies. « On voit des films et des corps qui dansent ensemble » précise Boris Charmatz qui ne se sent pas l’âme d’un artiste plasticien mais a l’impression de se retrouver dans un atelier. L’occasion d’opérer « un retour sur des moments incroyables, dans des lieux insolites, parfois monumentaux ». C’est encore une nouvelle expérience pour celui qui a fondé le Musée de la Danse avec l’envie « d’explorer les tensions et les convergences entre arts plastiques et arts vivants, mémoire et création, collection et impressions sauvages, œuvres mouvantes et gestes immobiles ». Au Frac Sud, les écrans-cimaises permettent une confrontation frontale dans un dispositif qui privilégie la simultanéité des projections et un savant découpage sonore. 

Des lieux insolites

Boris Charmatz s’est toujours confronté aux espaces extérieurs, aux no man’s land, églises, lieux désaffectés, intimistes ou monumentaux, pour irriguer son travail de recherche et de création. Les six films en témoignent. À Dieppe, en 1999, dans Les Disparates, il traverse plusieurs états de corps en relation avec la brume, les passants, les sirènes des bateaux et l’activité portuaire : les mouvements de caméra de César Vayssié favorisent sa fusion avec son environnement tout autant que l’étrangeté de la situation. Pieds nus, il danse en silence, il glisse, sur le sol mouillé, il tombe, s’écorche les pieds sur les galets ou le béton, il frôle des consommateurs accoudés au bar… La musique « hollywoodieppe » sera ajoutée plus tard au montage, César Vayssié reconnaissant « réinventer une dramaturgie qui n’existait pas forcément dans la pièce initiale » créée avec Dimitri Chamblas en 1994.

Muet là encore, le film Levée réalisé en 2014 plante son décor en Allemagne, sur un terril poussiéreux, dans les déchets de charbon et les pierres où se débattent 24 danseur.s.es. Le tournage en hélicoptère « est une folie », d’abord en plan large puis en plan rapproché puis au milieu des corps, qui impactera durablement la chorégraphie et le film. Les pâles de la machine provoqueront une tempête aussi inattendue qu’explosive ! Certains continueront à danser coûte que coûte, d’autres abandonneront la bataille sous les assauts du vent. Et dire que le titre de la pièce de 2010 s’appelait Levée des conflits… « Une boucle, la danse est en boucle, le film est en boucle, il attendait l’exposition » nous confie Boris Charmatz, encore marqué par le souvenir de cette expérience partagée avec César Vayssié. Autre décor et autre performance avec la danseuse étoile Marion Barbeau qui reprend à son compte quelques-uns des matériaux chorégraphiques de Levée, casque sur les oreilles, de nuit, dans un champ de broussailles aux environs du Centre Pompidou Metz. César Vayssié filme sans musique ni support sonore, avec pour seul guide le souffle de Marion Barbeau auquel ont été agrégées les improvisations au violon d’Amandine Beyer. Le montage libre et instinctif renforce l’aspect brut et naturel de la pièce, la solitude et la concentration de la danseuse lancée dans une espèce d’ivresse intérieure.

À fleur de peau

Côte à côte, reliés par la spatialisation du son, Une lente introduction et Étrangler le temps, tous deux filmés par Aldo Lee, ont pour points d’ancrages respectifs Herse créée en 1997 et boléro 2 imaginée par Odile Duboc pour Emmanuelle Huynh et Boris Charmatz. L’un est volontairement muet, l’autre étire la musique de Ravel comme il étire les corps. Caméra à l’épaule, Aldo Lee travaille sur la texture de la peau, fouille les « nœuds de corps » du quintet et poursuit sa quête du sensible et du toucher dans le duo. Deux films au rythme volontairement lent et au montage fidèle à la chorégraphie.

« Sorti tout chaud du four » pour reprendre l’expression de Boris Charmatz, le film Transept s’inspire de son dernier solo Somnole présenté au Festival de Marseille 2022. Cette fois interprété dans la basilique Saint-Eustache à Paris, lieu de prière ouvert aux spectacles et baigné de lumières chaudes. Toute l’énergie de la jeunesse éclatante des Disparates laisse place à un recueillement percuté seulement par les sifflements et le souffle du danseur. Ceint d’une jupe-pagne, torse nu, les yeux clos, il danse tel un somnambule, cherche « le calme émotionnel » et le trouve dans sa relation avec Bach, Mozart, Gershwin ou Morricone dont il siffle la musique constamment. Doux retour à l’enfance, avec l’idée d’une contrainte volontaire : celle de danser en sifflant, d’inscrire le geste et les déplacements dans sa mémoire ; et pour César Vayssié de pénétrer ce voyage intérieur en considérant le corps comme une image, et l’image comme un objet. Quitte à bousculer nos repères… 

Marie Godfrin-Guidicelli
Crédit photo : Levée ©César Vayssié

Générique

Exposition-installation Danses gâchées dans l’herbe, en partenariat avec Terrain
Jusqu’au 24 mars 2024
Frac Sud, Cité de l’art contemporain · plateau explorations & plateau performatif · 20 bd de Dunkerque, Marseille 2e
fracsud.org

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Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe » - Frac Sud
8 mois plus tôt

[…] Au Frac Sud, le chorégraphe Boris Charmatz met la danse sens dessus dessous à travers l’installation de six écrans vidéo comme autant de « capsules » sur son écriture depuis ses débuts. Dans l’espace public de préférence, dans les espaces inappropriés, les églises ou les musées qui entrent en résonance avec son geste chorégraphique. Son exposition-installation à Marseille est à vivre comme une immersion au cœur des corps dansants…Chronique à lire sur le site Ouvert aux publics […]

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