[VU] Juana ficción La Ribot et Asier Puga : Noir, c’est noir
Décrite comme une performance brute Juana ficción est en fait rude, âpre, opaque jusqu’à tendre vers une beauté infinie. Un ovni à recevoir les bras ouverts.
Cette rencontre entre deux reines, Jeanne Ire de Castille, reine légitime d’Espagne et la grande artiste performeuse madrilène La Ribot s’annonçait excitante, elle en a horrifié, dérouté plus d’un sans les convaincre. Mais est-ce que La Ribot cherche à séduire le public ? Est-ce là que se situe son expression performative ?
Il manquerait un propos à Juana ficción si l’intention de l’artiste était de nous donner une direction à suivre, or telles ses traversées de plateau avec son acolyte danseur et comédien Juan Loriente, dans des courses folles ou en vélo, elle ne suit aucune trajectoire directe, elle fait des boucles avec des nœuds jusqu’à tisser l’indicible.
La première partie met en attente, il y a ce merveilleux ensemble vocal, un chœur polyphonique et l’Orchestre de chambre de Saragosse. Et le chef Asier Puga, costume en tulle transparent et lunettes futuristes, qui contribue à la radicalité poétique de cette ouverture. Intéressé par l’expression contemporaine de la musique, le répertoire vocal, lyrique, symphonique, Asier Puga offre une prestation très fine, très sensible, une musique baroque expérimentale augmentée par le chant des étourneaux survolant le Cloître.
Tournée vers les arts plastiques, Maria Ribot aborde son sujet via de multiples images fortes. Ou futiles à l’instar de ce couronnement de pacotille, une cagoule faisant majesté, une paire de chaussures à hauts talons rouge sang, pouvoir. S’ensuit un défilé d’apparats, que la reine consacrée rejette tour à tour. Avant son propre rejet définitif.
Des images emplies de références et somme toute très cinématographiques où s’invitent le chapeau cloche de Jeanne Moreau dans Journal d’une femme de chambre de Bunuel, l’inquiétant homme en noir errant des films des années cinquante…peu importe la référence, la performance est terrain d’imaginaire, pourvoyeuse d’interrogations multiples.
La danse statique de la Ribot debout sur son tabouret, démarrée en de foisonnants saluts façon Elisabeth II, devient frénétique, gestuellement désordonnée, identique à un esprit qui se trouble. Servie par une musique electro punk. Une ombre noire, plus terreur qu’homme la suit.
La bascule se fait lors de la mini pause. Une vidéo interlude que chacun doit visionner sur son téléphone à la tombée de la nuit. La Ribot y danse, à l’écran des gros plans détaillés de son corps en mouvement. Cette vidéo donne le top.
Invisibiliser pour écarter du pouvoir
La cour du Cloître des Célestins est un écrin qui se prête aux fulgurances. Les murs historiques, les arcades, les deux platanes majestueux où tant de célèbres mains se sont posées. Certaines prestations qui se sont produites dans ce lieu magique restent à jamais ancrées en nous. After Sun de Rodrigo García (2002) fait partie de celle-là. Un flot de nourritures se déversait des arcades sur la scène et l’un des deux comédiens n’était autre que Juan Loriente. Un retour dans les lieux moins fracassant, plus obscur, tout autant troublant en version valet de cœur de sa reine. Durant une chevauchée commune, elle chute. Les phares rouges des vélos marquent l’urgence. La gerbe de fleurs déposée sur son corps, la mort.
Dès lors il n’y aura plus que ça : l’installation funèbre.
Un rituel élaboré : une des mains de la Reine posée sur la pierre tenant un archet, des oranges coupées en deux sont disposées sur le corps de la morte. L’homme déploie un tissu noir qui semble délimiter le corps, jusqu’à le rétrécir. En guise de toilette mortuaire, c’est une peinture noire qui se met à recouvrir la forme inerte des pieds à la tête.
Ce que certains pourraient prendre pour une forme performative ringarde des années quatre-vingt tout en postures et ultra symbolisme est en fait une forme puissante excluant le narratif, pressant l’image jusqu’à la limite de son évocation. Rassemblant fond et esthétique dans un moment unique, imprimant sur la rétine l’intention ultime de l’artiste, le propos ramassé en une vision : la disparition.
Tout est minuté de manière extrêmement rigoureuse pour donner cet effet visuel incroyable d’un corps happé par le noir, escamoté aux regards. Le corps s’efface, disparait, telle l’existence de Jeanne recluse 46 ans dans le noir d’une institution et les méandres de l’histoire.
À jamais Jeanne
Quoi que ce spectacle ait pu produire sur le public une image reste et perdure dans nos esprits pour longtemps. Une image épinglée au mur des souvenirs, une image référence, qui lie à jamais un spectacle et un artiste. Dans des semaines, des années lorsque le nom de La Ribot sera prononcé, ce sera cette image-là qui s’imposera. Une évidence plutôt qu’une réminiscence, la sublimation d’un moment pur, intact qui perdure. Une fraction temporelle où tout est en suspension, le cœur, la raison, le public en sidération.
La fracture qui divise ce spectacle s’unifie dans la curiosité qu’elle succite au-delà de toutes résistances, réticences, rejets. Peu à peu le public vient voir sur scéne l’état du noir, le photographier, le scruter.
Pourquoi ? Essayer de comprendre ? Par acte voyeur ? Pour emporter un peu de l’argent investi dans l’achat d’une place et surplomber la déception ? Indéniablement par curiosité, celle des histoires sombres de l’histoire. Choisir sa place face aux évènements.
La Ribot et ses complices nous secouent jusqu’à faire sortir la beauté du noir, extirper la chair de l’âme, faire hommage aux disparus à grands bruits de sublimation du lyrisme.
Jeanne tu es !
Marie Anezin
Crédit photo : ©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Générique
Juana ficción a été vu lors de la 78e édition du Festival d’Avignon au Cloître des Célestins.
Avec La Ribot, Juan Loriente / et Emilio Ferrando (clarinette), Fernando Gómez (flûte), Xavier Olivar (alto), Joan Germán Oliveros (saxophone), Víctor Parra (violon), Juan Carlos Segura (synthétiseur), Zsolt G. Tottzer (violoncelle), le chœur polyphonique Schola Cantorum Paradisi Portae : Marcos Castrillo Sampedro (ténor), Alberto Cebolla Royo (baryton), Rubén Larrea Perálvarez (alto), Alberto Palacios Guardia (ténor) / Conception La Ribot, Asier Puga / Chorégraphie et mise en scène La Ribot / Dramaturgie Jaime Conde Salazar / Direction musicale Asier Puga / Arrangements, composition originale et musique électronique Iñaki Estrada / Espace sonore et musique électronique Álvaro Martín Alexander Agricola, Álvaro Martín, Johannes Ockeghem, Josquin des Prés, Pierre de la Rue / Musique Alexander Agricola, Johannes Ockeghem, Josquin des Prés, Pierre de la Rue / Lumière Eric Wurtz / Création des costumes Elvira Grau / Confection des costumes Elvira Grau, Marion Schmid / Consultation en musicologie Alberto Cebolla / Direction technique Marie Prédour