[VU] OFF19 : Songes d’un début d’après-midi d’été aux Hivernales : Rage, Nhà et Des gens qui dansent

15 juillet 2019 /// OFF - VU #OFF
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Les soirées d’été à Avignon avec des spectacles en extérieur à la nuit tombée sous la voûte étoilée ont fait la légende du festival. Elles invitent au voyage et au songe, convoquent l’imagination et la conscience, installent le théâtre et la danse. Depuis longtemps, la danse s’est associée au théâtre. Depuis longtemps, l’hiver à Avignon ressource l’été. Depuis longtemps, l’hiver après l’automne révèle l’été. Depuis longtemps aux hivernales d’Avignon, on y danse l’hiver mais aussi l’été.
Le nom du CDCN, « Les hivernales » ne peut pas ne pas convoquer la mémoire ou l’intuition de l’article « Avignon, l’hiver » que Roland Barthes publie le 15 avril 1954 dans France-Observateur pour remettre des mots sur l’enjeu : produire « un théâtre qui fait confiance à l’homme », (…) où « l’homme-spectateur assure la fonction démiurgique et dit au théâtre, comme les dieux au Chaos : ici est le jour, là est la nuit, ici est l’évidence tragique, là est l’ombre quotidienne ». A Avignon, l’après-midi, aux hivernales, la scène ouverte tente de donner à l’homme : « une nuit dont son regard, et son regard seul, puisse triompher ».
Aux hivernales, on y danse aussi au début de l’après-midi, à l’heure où, du côté du levant, le soleil et le jour sont apparus et se sont installés. Les hivernôtes, entendez hôtes des hivernales, pourront pour cette édition 2019 du festival d’été, au début de l’après-midi, faire escales uniques ou plurielles, séparées ou successives (toutes les combinaisons sont libres et la liberté du spectateur est essentielle) sur des spectacles de danse venus d’horizons variés.

Rage ou autopsie dansée de nos états de solitude

12h15. Le début de l’après-midi vient du Soleil Levant. C’est un roman de l’écrivain contemporain japonais Shuichi Yoshida qui inspire cette nouvelle création du chorégraphe Po-Cheng Tsai et de huit danseurs, cinq femmes et trois hommes. La compagnie B. Dance de Taiwan revient aux hivernales après le succès de Floating Flowers en juillet 2016.
Une jeune danseuse, habillée de noir, sur un plateau blanc, est au sol, immobile. Morte ? Sa position indique qu’elle s’est débattue. Noir. Flash-back. Elle est debout, immobile et regarde là où elle gira. La gestuelle est très vive, évocatrice : de la plainte convulsive à la pendaison, au suicide. Noir. Flash-back. Elle est en couple mais semble invisible pour son amour. Noir. Flash-back. Six autres personnages habillés pour la ville comme dans des variations dégradées de la tenue de la jeune danseuse l’entourent. Elle tente désespérément d’attirer leur attention. Ils ne la lui accordent pas, l’étranglent par leurs rejets.
Leur danse est convulsive. Les solos deviennent duos et semblent composer des segments narratifs, un vocabulaire pour la danse. Chaque segment est précis, vif, signifiant comme une danse théâtralisée plutôt qu’un théâtre dansé. Les danseurs à la technique parfaite et avec une grande amplitude de mouvement sont des virtuoses pour convoquer d’un geste, d’une attitude, d’un mouvement, d’un déplacement, d’une immobilité les tableaux, et traduire ce qui entoure la jeune femme de la fable, ce qui l’isole, ce qui la plonge dans la solitude, celle que nous connaissons aussi dans nos sociétés contemporaines.
La lumière élargit la scène. Les segments et les images reviennent dans une recomposition subtile et signifiante alternant les flash-back, les insistances, les décompositions individuelles et collectives pour narrer, fidèlement au roman, le drame de cette jeune femme, isolée dans son couple, isolée au travail, aux prises avec sa solitude. La danse devient largement collective et emprunte des lignes, pour traduire des processus (la séparation des hommes et des femmes et leurs rôles sociaux, les jugements moraux qui portent pression,…) ou encore pour des décompositions nuancées d’états intermédiaires de mouvement ou des sentiments de l’héroïne. Les danseurs apparaissent dans le mouvement comme des doubles, des variations de l’héroïne. Nous assistons comme à une enquête sur son suicide. 
La violence dans son couple a fait suite à l’attachement amoureux. Pourchassée par les autres, sa pendaison est en fait un étranglement. Les différents coups répétés ont éteint la vie en elle et lui sont fatals. On la retrouve étendue dans la position initiale du tout début du spectacle. Les autres ne parviennent pas à la réveiller. Elle est bien morte.
Sa mort est considérée sur le coup, mais rapidement dérangeante, rejetée et oubliée. Les solitudes qui sommeillent, drame de nos sociétés contemporaines. Noir. Une composition subtile pour une revisite du théâtre dansé.

Nhà. De là, on peut regarder devant soi et on se voit

Nha ©Sem Brundu

14h. Nhà. La maison en vietnamien. On poursuit l’après-midi du côté du Levant à la villa Saïgon où la compagnie Kerman de Sébastien Ly a fait un temps résidence.
Le noir plateau se dissipe progressivement pour donner à voir deux femmes séparées par une rangée de baguettes en bois ou en plastique étalées au sol, comme un chemin ou une échelle pour qu’elles puissent se rejoindre.
Pour se rapprocher, elles bousculent l’ordonnancement régulier au sol des baguettes. Se chevauchant, mélangées, les baguettes commencent à faire volume. Les danseuses, chacune à leur affaire pour reconfigurer au sol les baguettes, n’apparaissent pas ensemble. Les déplacements des danseuses de plus en plus vifs, de plus en plus larges sur le plateau, parfois coordonnés, sont attachés à la construction de cette continuité des baguettes entre elles et à l’architecture. C’est une danse qui apparaît. Ne parle-t-on pas de la danse des abeilles autour de la ruche ? Une danse épurée qui ouvre des espaces poétiques.
Le projet prend la forme d’une maison dessinée au sol avec les baguettes. Les mouvements s’accélèrent. Une certaine frénésie s’empare d’elles. Les danseuses sont enfermées à l’intérieur de la maison, ou plutôt de son projet, et s’entrechoquent sans considération dans des déplacements déterminés. 
Un endroit pour habiter est une urgence individuelle. Construire devient le projet. Construire tisse la chorégraphie ciselée, symbolique, délicate. Les baguettes peuvent être assemblées à leurs extrémités. Des huttes apparaissent et peuvent être disposées aux quatre coins du plateau.
Chacune des danseuses s’installe sous sa hutte individuelle. Un temps d’immobilité traduit la satisfaction d’avoir un toit, puis rapidement l’insatisfaction de son étroitesse et de ne l’avoir que pour soi. Le projet s’amplifie : construire une maison plus grande pour habiter.
La lumière jaune du soleil s’intensifie, la scansion des cloches apparaît subrepticement, les huttes peuvent être assemblées. On cherche ensemble des formes pour la maison. On cherche ensemble où l’installer. La danse de la construction assemble les baguettes, ferme les lignes. 
Les deux danseuses font de l’intérieur se rejoindre les extrémités des deux derniers bâtons qui s’assemblent au-devant de scène. La maison est finie. On a une habitation. On est chez soi. De là, on regarde devant soi et on se voit. 

Les gens qui regardent Les gens qui dansent dansent

©Milan Szypura

Le spectacle est à 15h30. C’est bientôt. On a rendez-vous avec les Naïf. On les connaît bien. On est très content de les retrouver, un peu chez eux aux hivernales.
On entre en salle. Tout est largement et également éclairé côté salle et côté scène. Cinq danseurs pieds nus sont sur la scène où paradent un micro et cinq chaises, trois côté Jardin et deux en face à face côté Cour comme un coin de coulisse individuel avec bouteille d’eau et vêtement sur le dossier des chaises sur scène. Les danseurs sont debout, déambulent comme pour se détendre. Ils ne quittent pas la scène mais leurs regards et leurs dialogues visuels avec les spectateurs semblent les associer aux spectateurs qui prennent place progressivement. Le quatrième mur est en apparence tombé. Les spectateurs sont-ils aussi entrés en scène ?
« Quelques mots avant de démarrer ». Quand commence le spectacle ? Quand est-ce que ça commence ? Il est question d’horizon d’attente, de désirs et de curiosités, de premières. Les spectateurs sont mobilisés eux-mêmes. « Je voudrais être sincère ». C’est un contrat, un contrat de dialogue, qu’établissent les spectateurs qui sont là dès le début du commencement, « juste avant » et encore avant. Sans doute que ce sont les spectateurs qui convoquent ce qui sera dansé, ce qui est dansé.
Le mouvement du premier danseur s’inscrit discrètement, subrepticement dans le dialogue avec le public, sous le regard des spectateurs mais aussi des autres danseurs, spectateurs sur scène. Le mouvement est lancé. Le deuxième danseur amplifie le déséquilibre initial. Déséquilibré, le corps se désarticule. Le premier danseur, un temps spectateur, est aspiré dans le déséquilibre, dans la danse. Avec eux les trois autres danseurs, spectateurs sur scène. Les spectateurs en salle suivent du regard la chorégraphie silencieuse dessinée par ces déséquilibres à présent coordonnés entre eux et synchronisés pour les cinq danseurs. Traînés par leur regard, les spectateurs en salle sont engagés dans le déséquilibre. Impliqués dans la danse ?
La danse se prolonge. Le souffle des danseurs, de leur effort résonne dans la salle. L’épuisement désaccorde progressivement la danse, disloque le collectif des danseurs, le souffle enregistré des danseurs dissocie le son du mouvement. Chacun leur tour, les danseurs se retirent du mouvement collectif. Ils sont danseurs. Torse nu à présent. 
Le dialogue avec le public reprend. L’examen commenté très drôlement des musculatures de chaque danseur vient donner la démonstration que l’on est danseurs avec des musculatures différentes et que ce n’est pas seulement là dans le corps que la danse laisse ses traces essentielles. Un danseur fera l’autruche et servira de tremplin pour des acrobaties comme si de rien n’était. Les corps se modèlent pour la danse et pour des prises de risques acrobatiques de plus en plus improbables. A la recherche de sensations, un danseur est soulevé et lâché bien haut pour une chute dangereuse.
Dos au public, en fond de scène, les cinq danseurs se laissent entraînés par les premiers accords de Dancing with myself de Billy Idol. Ils dansent avec eux-mêmes. Les spectateurs, les regardant, sont aussi envahis par la musique, entraînés par le mouvement drôle et envoutant de l’air pop-rock. Les spectateurs aussi dansent avec eux-mêmes. La danse est un jeu. Le jeu se prolonge : suivre réactivement en le reproduisant à l’instantané le mouvement initié par l’un des membres du groupe de danseurs. Le jeu conduit à s’extirper du déroulement du temps. Les spectateurs ont envie de jouer. Les spectateurs sont dans la danse.
Un danseur décide d’aller chercher le micro, de le poser sur son portable au sol au centre de la scène sur lequel il a engagé la diffusion de la Callas sur La force du destin de Verdi. Assis comme nous sur leur chaise, les danseurs avec nous écoutent. Nous écoutons ensemble. Nous dansons. Le spectacle est commencé.

Il est bientôt 16h dans cet après-midi aux hivernales, l’heure des spectacles qu’au théâtre, on dit en matinée.

Daniel Le-Beuan
Premier visuel : Rage ©Ren Haur Liu

Dates et générique

Rage de Po-Cheng Tsai – Compagnie B. Dance
Interprétation Chien-Chi Chang, Sheng-Ho Chang, Li-an Lo, Chin Chang, I-Han Huang, Yu Chang, Ming-Hsuan Liu et Yi-Ting Tsai
Jusqu’au 20 juillet 2019 à 12h15 (relâche le 15) – durée : 45mn

Nhà de Sébastien Ly – Compagnie Kerman
Interprétation Camille Revol et Lisa Robert
Jusqu’au 20 juillet 2019 à 14h (relâche le 15) – durée : 30mn

Les gens qui dansent (petite histoire de quantités négligeables) de Mathieu Desseigne-Ravel accompagné de Sylvain Bouillet et Lucien Reynes – Compagnie NaïF Production
Interprétation Nacim Battou, Mathieu Bleton, Clotaire Fouchereau, Julien Gros, Lucien Reynes
Jusqu’au 20 juillet 2019 à 15h30 (relâche le 15) – durée : 1h



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