[VU] OFF19 : Les travailleurs de la mer au Théâtre Transversal
1866. Victor Hugo est en exil sur l’ïle anglo-normande de Guernesey. Il publie Les travailleurs de la mer et le dédie « au rocher d’hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l’île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable ». Le texte, un roman, est magnifique et trop peu connu. La compagnie Livsnerven a l’ambition de donner les plus belles œuvres. Elle a bien raison, et on ne saurait trop la remercier, de nous le faire découvrir ou redécouvrir dans sa vitalité.
Une réussite
Les travailleurs de la mer est un roman, prodigieux certes, mais un roman à adapter pour la scène. L’adaptation proposée par Clémentine Niewdanski et Elya Birman est vraiment réussie. La trame narrative est parfaitement lisible, conserve la tension vitale du roman et met en valeur la beauté de la langue. Du très beau travail qu’il faut souligner.
Le vent. La mer. Les mouettes. L’Angleterre. Le cadre est posé en quatre apparitions sonores. Et on est transporté. Seul en scène, Elya Birman, bonnet de marin sur la tête, est Gilliatt. Pêcheur aussi habile et ingénieux que robuste. Aussi talentueux et courageux que rêveur. Il affronte même l’hiver la mer, les fonds marins et les côtes qu’il connaît comme sa poche. C’est « un homme de mer ». Il n’a pas de femme et on s’étonne de son isolement. Sans doute pour cela, « l’aversion publique était sur Gilliatt ». Il vit seul. Ce personnage si humain que décrit Victor Hugo est incarné avec talent et nuances par Elya Birman. La complexité du personnage est traduite par le récit et par l’affirmation authentique et sincère du comédien sur scène. Le théâtre est un exercice de sincérité, de générosité. Ne dit-on pas que l’on donne un spectacle ? Au milieu du plateau, des décors sommaires, à peine évocateurs, cèdent délibérément la place première au texte et à son incarnation.
Au large, on avertit par trois fois le capitaine du navire La Durande, un steamer au moteur révolutionnaire effectuant la liaison Saint-Malo – Guernesey : « Capitaine ! Nous gouvernons droit sur les rochers Douvres ! ». L’absence de lucidité ou encore l’esprit embourbé du Capitaine conduit le navire sur l’écueil rocheux, difficilement accessible par la terre. L’enregistrement sonore très juste vient naturellement prendre le relais de la parole portée par le comédien sur scène, tantôt narrateur, tantôt Gilliatt lui-même. Rien ne nous éloigne de l’univers de Gilliatt et le récit éblouissant nous transporte. Si le navire endommagé semble perdu, la machine peut et doit être sauvée. « Sauver la machine, c’est éviter le désastre » dit Mess Lethierry, qui promet sa nièce Miss Déruchette en mariage à qui récupérera la machine de l’épave coincée entre deux roches dans un endroit quasiment inaccessible.
Gilliatt est un pêcheur. C’est aussi un rêveur qui a été séduit par la jeune Miss Déruchette un jour que celle-ci était en promenade au bord des grèves. Elle était « le commencement d’une femme dans la fin d’une enfant ». La langue de Victor Hugo est conservée et portée sur scène. Miss Déruchette, tout à sa jeunesse, avait confirmé la promesse de son oncle Mess Lethierry : « Je l’épouserai » ce héros qui sauvera le moteur de La Durande.
Silencieux, ténébreux, généreux, comme à l’épreuve de lui-même et de la condition humaine, Gilliatt relève le défi. Bien évidemment, les flèches de l’amour qu’il croit ressentir pour Déruchette décuplent son engagement dans cette entreprise périlleuse, mais c’est aussi, et plus encore, une révélation de lui-même que ce défi met à jour. Le texte est un hommage aux humbles courageux. C’est aussi une exploration de l’homme face aux questions existentielles s’autorisant en actes à donner, à rêver, à aimer. Gilliatt est un personnage. Gilliatt est aussi l’humanité rendue sensible, sans fards et belle par l’interprétation d’Elya Birman.
La fièvre conduit son entreprise au péril de sa vie. Il se débat. Il mettra en forme le bric-à-brac des débris de l’épave pour construire une barque capable de porter la machine, déploiera tout son génie, affrontera les éléments, dépassera les péripéties, renoncera presque, résistera aux hallucinations, triomphera de la pieuvre. Comme une métaphore de la résistance de Victor Hugo exilé. En fond de scène, couverte par la nuit, sous une lumière droite au-dessus de lui, Gilliatt court. Elya Birman incarne la condition humaine. Et c’est beau !
Alors que Gilliatt a accosté sa barque portant la machine à côté de l’anneau, longtemps resté vide de l’absence de la Durande, il s’aperçoit à son retour que Déruchette s’est éprise en son absence du jeune pasteur Ebenezer et que celui-ci l’aime en retour. Gilliatt se sacrifie et s’efface pour le bonheur de Déruchette. Le théâtre est une histoire de générosité vous disais-je. Il leur donnera son coffre qu’il a avait prévu pour son mariage, les aidera à se marier en cachette et à embarquer à bord du sloop Cashmere. « Vous avez le temps mais vous n’avez que le temps »
Alors que commence le flot de la marée montante, Gilliatt va s’asseoir dans un siège naturel creusé dans le roc du rivage où il se laisse submerger par la mer tout en regardant s’éloigner le navire qui emporte les nouveaux mariés. A quelques kilomètres d’Avignon, du côté du théâtre de l’archevêché d’Aix en Provence, à peine plus tard dans l’entrée de nuit, le requiem de Mozart donne à écouter « Les eaux se déversent sur moi. Je suis perdu. » Gilliatt se laissera enfouir sous les eaux. Victor Hugo, lui, est sorti de son « tombeau probable ».
Daniel Le Beuan
Visuel : Filip Flatau
Dates et générique
Les travailleurs de la mer de Victor Hugo – Compagnie Livsnerven, au Théâtre transversal – du 5 au 27 juillet 2019 à 20h30 – relâches les 9, 16 et 23 juillet – Durée : 1h15
Mise en scène Clémentine Niewdanski | Interprétation Elya Birman
les lumières sont trop belles!
Les lumières sont très belles, en tant qu’éclairagiste, je recommande!