[VU] Une constellation de talents
Du 18 au 22 septembre, le festival Constellations a embrasé Toulon et Hyères de propositions artistiques intergénérationnelles et singulières.
Frank Micheletti, grand ordonnateur du festival depuis 14 ans, pose la question « Qu’est-ce-que danser ? » et esquisse une réponse à travers sa propre pratique de danseur-chorégraphe-Dj, et son festival : « Cela reste très ouvert. Ici, les corps dansant se teintent d’implications multiples se laissant traverser par des réalités plurielles ». Et s’autorise même cette année à faire deux pas de côté à sa ligne éditoriale axée sur la performance, l’expérimentation, l’émergence de pratiques nouvelles, la découverte.
Dès l’ouverture à Toulon, il invite sur le grand plateau du Liberté la compagnie danse Louis Barreau fondée en 2014 à Nantes qui œuvre au « dialogue structurel entre la danse et la musique ». Magnifique exemple avec le programme Cantate /1 et Cantate / 2 dansé en duo et en solo sur les compositions de Bach avec, comme point de repère tracé au sol, une rosace. Dans un continuum d’élans, de pas coursés, de mouvements métronomiques, de déplacements quasi mathématiques, de tracés sinueux, Thomas Regnier, Louis Barreau et Marion David éprouvent physiquement et émotionnellement les intensités de la musique. Jusqu’à l’ivresse de la répétition, entre déclinaisons et contrepoints, dans une complémentarité – pour le duo – malicieuse. Une rigueur formelle qui puise sa source dans le répertoire de Dominique Bagouet ou de Merce Cunningham pour atteindre une abstraction réjouissante.
En clôture, Frank Micheletti nous surprend encore avec l’incursion du hip hop. Ici inventif, drôle et sensible écrit par le quartet féminin Kilaï (ci-dessous ©Estelle Chaigne) nouvellement installé à Marseille, qui raconte dans Raw la trajectoire en zig-zag de quatre jeunes danseuses à la langue bien pendue et à la présence bouleversante. Ashley Beckett, Sonia Ivashenko, Dafne Bianchi et Sandrine Lescourant s’amusent avec les codes souvent machistes du hip hop (« le game, sa violence, sa beauté pleine d’ironie ») pour en réinventer le vocabulaire. Plus subtil, plus nuancé mais tout autant efficace et structuré. On rit, on pleure, on admire, et à la fin on danse car « ensemble, on apprend à rebondir ».
Morceaux choisis au féminin
Intenses, vibrantes, décapantes ou rafraichissantes, les créations au féminin – la majorité de l’affiche 2024 – laisseront durablement leur empreinte. Au pied de la Tour royale, balayée par les bourrasques, Aina Alegre (ci-dessous ©Pascale Cholette) a performé pendant plus de deux heures, réinventant une version de Blau créée au musée de Grenoble en lien avec l’exposition Miro. Une étude dansée ayant pour point de départ la couleur primordiale du peintre, le bleu, à la fois traces, points, seconde peau, masque, signes sur le corps et au sol. Sur trois grandes toiles et sur la pierre de la dalle Pipady. Une expérience à l’intensité partagée entre l’interprète et le public traversé par son regard habité, frôlé par son corps frémissant. Comme une longue conversation silencieuse entre elle, la mer et les hommes. Inoubliable.
Sur cette même dalle Pipady, conversant elle aussi avec la mer, Désiré Davids, majestueuse, a livré quelques Fragments de sa vie depuis qu’elle a quitté l’Afrique du sud pour le littoral provençal. Habitée par un souffle intérieur qui surgit jusque dans le frémissement de ses doigts, de ses paumes offertes au ciel, elle suggère plutôt qu’elle ne démontre, par frôlements, déhanchements, caresses du visage, pas mesurés. Une manière d’esquisse avant de prendre possession de l’espace, d’en jouer, de l’occuper pleinement par mouvements saccadés, légères secousses et poings serrés. Une montée en puissance parfaitement soutenue par la musique improvisée de Benoît Bottex, plus que jamais à l’écoute de ses intentions chorégraphiques.
En avant-première, la danseuse lituanienne Lora Jodkaite a dévoilé Le Secret des oiseaux de Rachid Ouramdane qui fera l’ouverture du focus Lituanie du Théâtre de la Ville à Paris le 29 septembre. Solo adapté du conte pour enfant Jolie lune et le secret du vent, augmenté d’un second solo sur la transe-vertige contrôlée. Dans le noir on voit mieux, née de la rencontre entre la danseuse, le chorégraphe et la chamane Céline Dartanian (voix off),saisit le public sans jamais le lâcher et évite ainsi l’écueil d’un autocentrisme obsessionnel. Tel un derviche, investie par l’esprit des ancêtres, elle tournoie à l’infini, corps ouvert et corps fermé élancé vers le ciel, visage immuable ou visage tordu et déformé, elle semble se désintégrer avant de réintégrer son propre corps. L’expérience est sidérante, tout en résistance , en force, en vitesse, en concentration, qui l’abandonne intacte sur le plateau nu devant un public fasciné. Totalement silencieux.
L’interaction entre le corps et la voix est l’une des constantes du festival Constellations. Sa nouvelle invitation à Alma Söderberg le confirme qui, assise sur une chaise à proximité du public, forme des mots avec les gestes sur un thème éminemment féminin : la maternité. Sans rien oblitérer de sa violence faite au corps. Sans jamais se départir d’un humour corrosif. Les sons déraillent, le chant se dérègle, les onomatopées fusent, les bégaiements s’enchainent au cours de cette performance sonore et visuelle. Comme une langue des signes inédite, totalement personnelle, et pourtant parfaitement intelligible. Exploit physique (la respiration, le maintien, l’expression du visage), tour de force guttural, son nouveau solo New Old arrache sourires et rictus aux femmes comme aux hommes !
Un festival intergénérationnel
La danseuse et chorégraphe Femke Gyselinck qui a œuvré auprès d’Anne Teresa De Keersmaeker en qualité d’assistante artistique, fusionne en une seule voix la musique et l’expression physique dans une déclinaison de motifs ciselés. En illustration choisie ou en décalage opportun, elle fait entendre le mouvement du corps et de l’âme sur les compositions de Palmistry, Gwilym Gold et Hiatus Kaiyote. Au sol, une bande fluo rose délimite son espace de jeu qu’elle quadrille en tous sens dans une chorégraphie tantôt joyeuse, tantôt passionnée, donnant la sensation d’une éternelle fragilité. Sauf que le troisième mouvement lui offre la liberté d’un lâcher prise heureux et d’une énergie progressivement débridée.
Comme l’explique Frank Micheletti, « un festival, c’est aussi un geste. Fait de rencontres, de propositions dansées, de réflexions sur comment on habite notre corps, notre première maison ». Il offre à Vincent Dupont et Bernardo Montet l’occasion de construire une maison commune dans le duo Silex et craie (Calcédoine et coccolithe) (ci-contre ©Christophe Raynaud de Lage) dansé à Avignon dans le Vif du sujet en 2022. Vincent Dupont a croisé les chemins de Thierry Thieû Niang, de Georges Appaix, d’Hubert Colas, d’Olivia Grandville, de Boris Charmatz, et au cinéma, celui de Claire Denis ; au cours d’un fructueux parcours, Bernardo Montet a travaillé avec Catherine Diverrès, collaboré avec François Verret et dansé dans Voyage organisé de Dominique Bagouet. Ici, masqués et vêtus de noir, ils entament un voyage carnavalesque aux mouvements débridés et à l’anarchie joyeuse. Rires, grimaces, voix, sons et cris enregistrés, distordus et amplifiés, les deux « huluberlus » s’en donnent à cœur joie dans ce face-à-face jubilatoire. On sent derrière la parodie un cœur tendre prêt d’exploser quand soudain, chacun jouant sa partition indépendamment, l’histoire écrite à deux avec silex et craie est au bord de l’effondrement. Quand ils mettent bas les masques…
Marie Godfrin-Guidicelli
Crédit photo de l’illustration de l’article : Lora Jodkaite dans Le Secret des oiseaux de Rachid Ouramdane ©Laurent Philippe
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