Gatti et ses « loulous » au-delà du Festival, ont marqué Avignon
Danièle Carraz, auteur et journaliste, rend hommage à Armand Gatti, figure majeure du théâtre engagé du XXème siècle, et nous fait revivre l’expérience l’aventure de Ces empereurs aux ombrelles trouées, spectacle marquant du 45ème Festival d’Avignon.
Dante Sauveur Armand Gatti, 93 ans, s’est éteint il y a quelques jours, le jeudi 6 avril à l’Hôpital militaire Bégin de Saint-Mandé (Val de Loire).
Son œuvre demeure et aussi sa vie : des milliers de pages à retrouver dans les Archives-Gatti ou celles de la Parole errante, et des milliers de témoignages de ses actions-révolutions, permettent de retrouver ce poète qui fit réalité de ses utopies, né le 26 janvier 1924 à Monaco, d’un père éboueur anarchiste et d’une mère femme de ménage. Maquis de Lozère à 16 ans, prison en Allemagne, évasion, grand reporter et prix Albert-Londres en 1954, une pièce de théâtre mise en scène par Jean Vilar au festival d’Avignon 1959, Le Crapaud-Buffle, suivie de cent autres, cinéaste primé à Cannes… C’est, pour certains, l’immense valeur de cette œuvre écrite, épique, poétique, qui restera.
Parallèlement, Gatti n’a pas cessé de « faire théâtre », lors de très nombreux « stages de réinsertion », qu’il animait avec son équipe, à travers la France, avec des jeunes des « quartiers défavorisés ». Pas tant pour les amener au théâtre –car Gatti fit de moins en moins confiance au théâtre officiel, et s’est toujours souhaité hors-système- que pour leur donner des mots pour se battre dans la vie.
Gatti : « Moi, je ne suis pas dans le système, mon administrateur, oui ! »
Et voici Armand Gatti à Avignon, il y a un quart de siècle, engagé de janvier à juillet 1991 dans une aventure qui se termina par un spectacle marquant du 45ème Festival d’Avignon, Ces empereurs aux ombrelles trouées. Mais dont l’enjeu fut autrement plus important : six mois de travail quotidien –rémunéré évidemment, qui modifièrent pour longtemps les jeunes qui l’ont vécu.
Les auteurs du texte ? Gatti lui-même et Arnold Schönberg, compositeur de l’opéra « Moïse et Aaron ».
Les interprètes, acteurs-chanteurs ? Quinze jeunes Avigonnais, filles et garçons, certains traversés par divers problèmes : drogue, alcoolisme, maltraitance, pauvreté… mais chacun, belle personnalité, fortement engagés, choisis par Paul Blanc, dans les quartiers de l’extra-muros.
C’est en effet le directeur de la MJC avignonnaise de la Croix des oiseaux -il le fut de 1981 à 2000-, qui proposa à Alain Crombecque, directeur du festival d’Avignon, la venue de Gatti. Paul Blanc admirait depuis longtemps ce « poète enragé », comme l’avait surnommé De Gaulle, alors interdit d’accueil dans tous les théâtres nationaux.
Et très vite, après l’accord de Guy Ravier, maire d’Avignon, un énorme budget se mit en place, tant ce projet emballa, jusqu’à Danielle Mitterand qui en fit son affaire personnelle. « Tous les ministres venaient faire les beaux, sourit l’ex-patron de la MJC. Ils volaient la vedette à Gatti qui n’aimait pas trop ça. »
« Je tenais à des gens bien différents, raconte Paul Blanc, pas seulement des « cas sociaux ». La difficulté sociale était la force de la proposition, mais ce qui excitait Gatti, c’est d’avoir des gens qui avaient vécu et avaient quelque chose à dire. Ça faisait carburer son imaginaire. Il avait un charisme incroyable. Et eux avaient une niaque à réussir car Gatti avait de la considération pour ses « loulous ».
Farid : « C’était un truc assez spirituel »
À partir du 27 janvier 1991, ce fut chaque jour un temps plein avec deux assistants de Gatti. Lui, arrivait le vendredi avec des morceaux de texte, et en même temps, chacun travaillait sur un texte personnel : « Qui je suis, quelle est ma relation personnelle avec le nom de dieu ». Ce qui donna lieu à une exposition extraordinaire à la Croix des oiseaux. Les politiques se bousculaient, les médias aussi, et surtout, sourit Paul Blanc encore ému, « les mamans venaient. Elles vinrent aussi, plus difficilement, au musée Lapidaire pour les représentations du spectacle. Je revois au premier rang Zouina, la merveilleuse maman de Brahim et Guy Belaïdi : ses fils lui avaient versé sur la tête des paniers entiers de roses…. Mais l’essentiel ne fut pas tant la réussite de ces « Empereurs aux ombrelles trouées », que la transformation personnelle importante de chacun : tous étaient à fond : Farid Boughalem, (qui travaillait déjà à « Mises en scène »), comme Youssef (Youssef Ragouche, qui intégra ensuite, un temps, le théâtre national de Strasbourg), Tony (Antonio Manzanera) écrivait des poèmes, Claire à la fin (Claire Bordelier, jeune fille handicapée motrice), de moins en moins dans son fauteuil, était debout!
Farid Boughalem, par la suite comédien d’André Benedetto confirme : « ce fut surtout une aventure humaine. Nous étions fascinés par le personnage. Gatti n’était pas là pour résoudre des problèmes sociaux mais, il nous apprenait à nous questionner sans cesse, à inventer notre propre langage. Je ne me suis jamais senti un jeune des quartiers, mis un jeune tout court. Ce n’était pas simple. C’était un truc assez spirituel ».
Danièle Carraz
Découvrez le documentaire La Réponse à Schoenberg réalisé à l’occasion de la création Ces empereurs aux ombrelles trouées.
Réalisation : Stéphane Gatti ; Interprètes : Stagiaires de l’expérience « Ces empereurs aux ombrelles trouées ».
Date : 1992
Production : France, Montreuil : La Parole errante – France, Paris : Caisse des dépôts et des consignations.