[VU] OFF19 : Cherchez la faute ! Et la déjouer… à La Manufacture
On a tous nos madeleines. L’heure des choix de spectacles pour des traversées singulières et personnelles du festival le révèle très souvent. François Rancillac, metteur en scène aujourd’hui à la tête de la compagnie Théâtre sur paroles après avoir longtemps dirigé La Comédie de Saint-Etienne puis le théâtre de l’Aquarium, a été des premiers à me faire découvrir les pièces de Jean-Luc Lagarce. Pour cela, je lui dois beaucoup et le tiens pour un grand homme de théâtre. J’ai plaisir et vous aurez plaisir à coup sûr à le découvrir ou à le redécouvrir dans la programmation de la manufacture, au château de Saint-Chamand (accessible par la navette au départ de la manufacture intramuros à 10h45) pour une proposition singulière : Cherchez la faute ! d’après Marie Balmary.
L’affiche du spectacle aura peut-être aussi retenu votre attention. Elle est simple mais très explicite : une pomme (le fruit défendu), épluchée (on a épluché les textes) et la pelure de pomme qui enrubanne le fruit juteux et attirant, est taillée à son extrémité en forme de tête de serpent. Nous voici donc plongé donc dans l’histoire que tout le monde connaît : malgré l’expresse recommandation du divin jardinier, Adam et Eve osent manger de l’arbre interdit. Ils sont chassés du paradis terrestre et sont condamnés pour des siècles et des siècles à la douleur, au dur labeur et à la mort. Tout ce qui fonde notre vieille civilisation judéo-chrétienne : au début était le péché, la honte, la punition,…
Un jardin
On prend donc la navette pour arriver dans un jardin, un verger où sont disposées en carré sous un arbre à l’air libre des tables couvertes de bouquins pouvant accueillir environ 40 places doublées d’un autre carré de chaises pour d’autres spectateurs participant d’une séance simulant un séminaire d’herméneutique sur le chapitre 1 de La Genèse.
Nous sommes en extérieur ce qui accentue et intensifie le spectacle vivant. Les cigales sont associées au débat et participent vivement. Les arbres du verger sont des arbres de tentation (plus pour l’ombre que pour les fruits en cette saison). Le passage bruyant du train semble donner à entendre la colère de Dieu ou celle de ceux qui prétendent parler à sa place. Pour ne pas donner la parole exclusive à ceux-là, il faut se pencher sur les textes et c’est l’objet du séminaire.
Trois comédiens et François Rancillac occupent le centre des quatre côtés du carré de table. Le séminaire reprend après une pause pour permettre aux spectateurs d’arriver.
Et si nous lisions ?
Aux prises avec le texte, Daniel, un des comédiens qui portent chacun leur propre nom, évoque la faute originelle. Sérieuse engueulade. Les autres lui tombent dessus : « Mais où trouve-t-on dans le texte la moindre allusion à une faute ou à un péché, un crime, une punition. Force est de reconnaître que la non-observance de l’interdit divin n’est jamais décrite ici sur le mode de la morale et de la culpabilisation.
Et si nous lisions ? C’est ce que vont faire les participants de ce séminaire, comédiens et spectateurs. Une lecture éthique pour un spectacle laïc. Alors ? Quelle est cette faute originelle ? Pardon ? Comment ça, où est-elle ? Vous n’en trouvez pas trace dans ces textes ? Nulle part, il n’est question de « faute » ou de « péché », ni de « punition » ou de « châtiment », voire de « culpabilité ». Mais alors qu’est-il arrivé ? Que s’est-il joué sur le théâtre du jardin d’Eden ? Que s’est-il passé sur le théâtre de l’interprétation des textes ? Qui a inventé cette histoire ? Pourquoi et pour quels intérêts a-t-on inventé cela ? Qui tente aujourd’hui encore de détourner l’interprétation ? Il faudrait quand même y voir clair ! L’important n’est peut-être pas la prétendue « vérité » de ce texte, mais ce qu’il nous raconte à nous-autres, en ce début de XXIème siècle.
« La fonction du théâtre est de prendre part dans le grand commentaire de la société » (Préface de J.-L. Rivière à Ecrits sur le théâtre de Roland Barthes, Paris, Seuil, p9). Ce commentaire porte ici sur le texte mais aussi sur ses interprétations. Il est ici joué au théâtre et il est collectif avec les spectateurs.
Le spectateur piégé ?
Dans un dispositif seulement en apparence interactif, le spectateur l’est un peu car impossible de véritablement intervenir dans les échanges bien écrits et orchestrés par des comédiens qui entretiennent avec brio le simulacre d’une réunion herméneutique, d’une université d’été où il ne doit pas (c’est ici aussi le contrat théâtral) intervenir et proposer ses réponses aux questions même quand le silence qui suit une question en donne l’illusion. Mais non, il ne l’est pas. Un débat ouvert à la fin de la représentation corrige la confiscation contractuelle de sa parole. Et au-delà, le spectateur est plus qu’autorisé, dans la convergence ou l’opposition, à poursuivre par lui-même la réflexion, la recherche, la méditation et à lire les événements et les orientations de notre monde contemporain au prisme de ce début de réflexion collective mené dans un verger à proximité d’Avignon. On le sait, le spectateur est moins celui qui regarde et qui écoute que celui a regardé et a écouté. A l’heure où les intégrismes de tout poil s’imposent de plus en plus dans l’espace laïque de notre République, il est urgent et salutaire que les questions soient à débattre. Le spectacle est une recréation. Il a été créé en 2003, récréé en 2017 et représenté aujourd’hui avec la même pertinence ou peut-être une pertinence accentuée. Et si le spectacle avait été créé il y a plus de quinze ans pour être donné tout particulièrement aujourd’hui. C’est ça le théâtre !
Daniel Le Beuan
Visuel ©Patrick Berger
Date et générique
Cherchez la faute ! à La manufacture jusqu’au 24 juillet 2019 à 10h45 de la Compagnie Théâtre sur parole d’après Marie Balmary Mise en scène François Rancillac Interprétation Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, François Rancillac et Frédéric Révérend