Interview VIVANT ! Philippe Nicolle – Les 26000 Couverts
Les 26000 Couverts, compagnie emblématique du théâtre de rue, a porté cet art à son firmament avec d’autres illustres de Royal de luxe au Théâtre de l’Unité, en passant par l’incontournable famille Burattini. Le milieu artistique a souvent été une « matière inspirante » pour eux. Leur metteur en scène d’écriture collective, Philippe Nicolle, sociologue burlesque du théâtre, spécialiste de « l’étude de milieu en immersion » façon Crozier et Friedberg sublime à l’infini « l’acteur et le système ». Dans « Beaucoup de bruits pour rien », les 26000 abordaient les grèves des intermittents avec ce spectacle qui ne pouvait avoir lieu. Dans À bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra trouver un titre un peu plus percutant (ABYR), l’auteur Gabor Rassov, Philippe Nicolle et les comédiens se penchaient sur le théâtre itinérant en résidence dans un théâtre, qui tentait de se plier à la boite noire et aux directives ministérielles. La mort y rodait beaucoup, spectre de tant de fins d’existence, l’artistique se prenant les pieds dans le socio-culturel éducatif… L’arrivée du Coronavirus et ces plus de trois mois d’arrêt total de la culture révèlent au grand jour ce qui était moqué au plateau : un système qui devrait se renouveler, des énergies de plus en plus cadrées par la bureaucratie qui s’essoufflent… Et le risque de la disparition pressentie d’une forme théâtrale que les 26000 défendent plus que tout : le spectacle vivant !
Ils ont ramené l’esprit de rue dans le théâtre et ne comptent pas, où qu’ils jouent, se passer d’un public qui vibre à leurs côtés.
Philippe Nicolle est un homme qui doute, de quoi lui faire confiance et l’écouter.
La dernière création des 26000 Couverts, Véro 1ère, Reine d’Angleterre, embarquant Denis Lavant dans l’aventure (photo ci-dessus), devait sillonner les festivals importants de l’été et jouer une partie de son avenir au Festival Villeneuve en Scène lors du Festival d’Avignon 2020.
Reprenant la route du théâtre forain avec les célèbres « Mélodrames Stutman », les 26000 nous entraînent dans la vie de Véro, cœur tendre aux rêves de princesse devenue reine mais putain de fatalité qui s’acharne à la plaquer au mur de sa destinée !
Avec toutes ces annulations comment se porte votre Véro 1ère, Reine d’Angleterre ?
Nous avons eu 30 annulations de dates qui s’étalent jusqu’en septembre. Ceci sur nos quatre spectacles qui tournent actuellement (Véro, Jacques et Mylène, WRZZ, Jérôme et Marie). C’est beaucoup ! Cela bouleverse toutes nos prévisions. Il est très difficile de se faire une opinion sur la situation actuelle. D’abord, tout s’est écroulé tel un jeu de dominos. Puis les échéances de reprise n’ont fait que reculer nous privant de toutes perspectives. Comment savoir qu’elles seront les répercutions exactes de cette crise ?
Véro 1 ère, en tant que nouvelle création, devait jouer son devenir à Avignon, au festival Villeneuve en Scène. Il est évident que l’annulation d’une date aussi importante compromet ses tournées à venir étant donné que diffuseurs, acheteurs, professionnels passent à Avignon faire leurs achats. C’était également l’opportunité de réunir des coproducteurs pour notre prochain projet qui devrait sortir dans un an ou deux… un spectacle musical… Tout sera au moins reporté d’un an.
Et que se passe-t-il pour votre compagnie ?
Globalement pour la compagnie, ça a été difficile. Surtout pour notre chargée de diffusion, Claire Lacroix. Elle a vraiment été en première ligne et je reconnais que son boulot en ce moment est totalement anxiogène ! Gérer des annulations c’est déprimant, d’autant plus quand on est dans des sables mouvants… On a déconfiné… mais les théâtres alors ? Nous sommes dans les derniers à reprendre et dans quelles conditions !!!
En tant que compagnie subventionnée, nous pouvons amortir un choc pareil. En revanche, pour les intermittents, les personnes que nous employons, c’est beaucoup plus fragile et délicat… Nous essayons de nous battre pour récupérer tout ce qui peut être sauvé, comme les déclarer absolument durant cette période catastrophique. Il ne faut pas oublier que c’est maintenant, au printemps, été, durant les temps de festivals, qu’habituellement ils font leurs cachets.
Selon les cas, ils seront rémunérés « normalement » (certains lieux qui ont annulé les représentations nous payant au coût plateau), mis au chômage partiel avec dans la mesure du possible maintien du salaire net par la compagnie (en cas de report en 2021). Aucun lieu, même subventionné (et même des scènes nationales), qui a reporté nos représentations en 2021 ne nous a versé ni coût plateau, ni compensation… malgré les recommandations de l’Etat ou du Syndéac !
Il y a beaucoup de reports. Villeneuve, par exemple, nous a proposé de rejouer en 2021.
Le report des spectacles est-il vraiment une bonne chose pour les compagnies ?
Bien sûr, on a envie, besoin de jouer, d’être vus ! C’est notre raison d’être en tant qu’artistes de spectacles vivants, et notre seule chance de continuer à tourner… Mais, contrairement aux « promesses » de solidarité nationale, il n’y a aucune compensation et donc pas de rentrée financière immédiate, même de la part de lieux subventionnés par l’Etat, en tout cas en ce qui nous concerne. Ce qui fragilise plus encore compagnies et intermittents.
Il y a aussi le risque que les choix budgétaires des municipalités soient autres suite aux problèmes économiques liés au confinement ?
(Rire) Alors là, les grands arbitrages budgétaires. Mais évidemment, pour un milieu aussi subventionné que le nôtre et aussi dépendant des collectivités locales et territoriales, ça va être très dur… Peu de chance que la culture soit la priorité des municipalités qui vont devoir combler des déficits de toutes parts…
Tous ces reports ne mettent-il pas en relief un système, déjà soumis à polémique, celui des programmations qui se décident une ou deux années à l’avance empêchant toute souplesse de fonctionnement ?
Oui ! Dans ce sens-là et dans l’autre, c’est-à-dire que ça pose aussi la question des spectacles déjà préprogrammés dans les festivals durant la saison 2020/21. Nous avions déjà des programmations prévues en mai ou juin 2021 dans des festivals de rue. Nous avons flippé que le report de leur festival en 21 nous exclut de leur planning par manque de place et/ou de budget. Certains se sont débrouillés pour jongler avec les reports et maintenir malgré tout une partie de leurs options 21, d’autres reportent intégralement leur programmation 2020 et ont annulé les spectacles sur lesquels ils avaient mis des options en 21… De nouvelles dates en moins… Il n’y a pas qu’en 2020 qu’on perd des représentations. En 2021, pour ne pas avoir été vus en 2020 ou pour cause de report de programmation, il y aura aussi beaucoup moins de représentations de Véro qu’espéré…
Puis je suis comme ça, quand quelque chose arrive, je me dis qu’il faut essayer de prendre le meilleur et de ne pas regretter, ne pas être dans la déprime.
De sacrés embouteillages sont donc à craindre ?
Oui c’est dramatique ! Cela va aussi perturber le calendrier des futures créations qui est lié à celui des lieux de résidences. Les annulations de mars, avril, mai, même si à partir de juin les répétitions reprendront je pense en totalité, vont entraîner des retards qui ne pourront être comblés. Etant donné que les créneaux de répétitions des lieux qui devaient les accueillir sont déjà calés pour d’autres projets… Donc embouteillage. Choix. Exclusion. Dilemme…
Vous pourrez toujours faire des répétitions via Zoom
Zoom ! (Grand éclat de rire) Ah ça va être difficile… Trop fatigant Zoom (sourire ironique).
Comment avez-vous vécu le confinement ?
Chacun vit individuellement, à sa façon, ce qui nous arrive. Pour ma part, j’ai eu des conditions de confinement très différentes que des comédiens de la troupe qui étaient enfermés à Paris. J’ai beaucoup de chance je vis en rase campagne, j’ai un jardin, le printemps n’a jamais été aussi merveilleux en Bourgogne, donc tout allait bien. Puis je suis comme ça, quand quelque chose arrive, je me dis qu’il faut essayer de prendre le meilleur et de ne pas regretter, ne pas être dans la déprime.
Avez-vous continué à créer malgré tout ?
Avec Ingrid, ma compagne avec qui je joue Jacques et Mylène, nous en avons profité pour enregistrer chez nous, des épisodes radiophoniques de ce spectacle que nous mettrons bientôt en ligne. Nous essayons de continuer d’être créatifs malgré les contraintes. Le point de départ a été la proposition d’une radio locale près de chez nous. Gabor (Rassov, l’auteur) voulait écrire une suite, donc nous trouvions hyper marrant de le faire comme ça par épisodes. Après je ne sais pas si la radio est un bon média pour cela.
Que va-t-il advenir du spectacle vivant ?
Je vais peut-être être alarmiste mais comme l’immunité collective est loin d’être atteinte, je pense que durant les 3 prochaines années nous allons en permanence être inquiets. Pendant le confinement, nous avons eu des propositions de structures pour jouer dans la rue pour les balcons, devant les fenêtres. Je n’ai pas donné de réponse parce que j’ai cherché le sens que ça aurait de passer entre les infos, la télé, les applaudissements aux soignants. Maintenant, on nous dit de jouer dans les salles avec tous les spectateurs masqués et placés toutes les 3 places… (silence) C’est trop terrible !
Comment peut-on filmer une vibration ??? Comment peut-on filmer cette énergie particulière qu’il y a entre un acteur et un spectateur ? C’est impossible !
J’ai toujours considéré que c’est cette interactivité qui est la base, la matière première de mon art.
Tout est là !
Cela va-t-il marquer le retour en force du théâtre de rue ou d’une forme nouvelle d’irrévérence ?
Je préfère ne pas trop faire de prospectives, parce que je ne possède pas vraiment tous les éléments à part ce que je glane à la radio ou dans les journaux.
La vraie question me semble plutôt être : est-ce que le public a envie de nous retrouver ? Est-ce que ce besoin de convivialité va quand même passer devant la prudence que l’on a tous par rapport au virus ? Après, en ce qui concerne le plein air ou pas ? Je ne sais pas si ça a une grosse importance sur la viralité …
De toute façon à un moment donné économiquement, ça risque de ne plus fonctionner. Il va y avoir un problème de ratio entre l’investissement et le public qui est touché. Si nous nous baladons dans des déambulations à la Generik Vapeur pour 4 clampins à leur balcon, non ça ne vaudra pas le coup. Il faut sûrement des chanteurs de rue, des petits groupes de jazz qui déambulent… ce qui fera évidemment du bien aux gens mais ce n’est tellement pas notre truc que… Pour l’instant, j’attends des jours meilleurs…
Et bien justement, puisque Le jour le plus bon (la performance que vous deviez faire chez vous à Dijon le 2 mai) est annulée, quand verra-t-il le jour ce « Jour le plus bon » ?
Nous espérons le reproduire, à peu près à la même période l’année prochaine; toujours dans et autour de notre caserne (lieu de la compagnie mis à disposition par la ville de Dijon)… on espère… on espère… Nous ne sommes sûrs de rien, vu que tout s’imbrique et que notre emploi du temps du mois de mai est soumis à énormément de facteurs, ce qui nous empêche d’affirmer quoi que ce soit. D’autant plus que le principe même du Jour le plus bon est une proposition qui s’articule autour d’une certaine mise en danger, nous demandons aux artistes de réaliser des choses nouvelles en jouant beaucoup sur la dynamique, l’enthousiasme et la générosité. De plus, dans un investissement un peu gratuit, car peu d’argent disponible… Qu’en sera-t-il dans un an ? Les compagnies et artistes pressentis seront-ils dans cet état d’esprit ? Ou ne seront-ils pas eux-mêmes en train de consolider ce qu’ils ont plutôt que d’avoir envie de se lancer à l’aventure ?
Il faut garder ce cap, même si c’est au prix d’une chose qui va en se dégradant… Peut-être qu’il y aura moins de compagnies et que le public va un temps déserté… mais je suis persuadé que plus les écrans nous envahissent, plus la richesse, la valeur ajoutée, de notre art si particulier, c’est ça : un humain qui se lève et qui parle à ses semblables, qui se sont rassemblés là. Sans filtre. C’est rare, unique, et ça le sera de plus en plus…
Si l’on creuse votre questionnement sur « l’envie ou non du public de retrouver la convivialité du spectacle vivant en live par-delà la crainte du virus », que va-t-il advenir de ses habitudes prises durant le confinement : recrudescences des captations en ligne, live streaming, plateformes vod spectacle vivant… ? D’autant plus qu’elles sont moins onéreuses.
Oui. Je sens venir cela aussi, tout le monde fait des vidéos, des petits films sur Facebook… pourquoi pas ? Mais il faut expliquer aux gens que les captations ça n’a tellement rien à voir avec la vibration du spectacle vivant ! Comment peut-on filmer une vibration ??? Comment peut-on filmer cette énergie particulière qu’il y a entre un acteur et un spectateur ? C’est impossible ! J’ai toujours considéré que c’est cette interactivité qui est la base, la matière première de mon art. Tout est là ! Ce n’est pas l’acteur, ni le costume, ni le texte, c’est la situation. Cette magie un peu particulière, ce côté un peu comme une sorte de célébration, un rituel très ancien qu’on refait vivre… ça n’a rien à voir quelque part avec le cinéma, nous ne sommes pas du tout dans les mêmes médias. Oui certes on utilise l’acteur, la lumière, le récit mais pas du tout dans le même but ni dans le même art.
Donc oui, il y a un risque, un dévoiement, une sorte de bifurcation mais c’est quelque part surement aussi dû au fait qu’il y a un art qui est aussi en perpétuelle dégénérescence. Justement, parce que les gens oublient les fondements et ce pourquoi ils sont là. Mais ça n’enlève rien. Il faut garder ce cap, même si c’est au prix d’une chose qui va en se dégradant… Peut-être qu’il y aura moins de compagnies et que le public va un temps déserté… mais je suis persuadé que plus les écrans nous envahissent, plus la richesse, la valeur ajoutée, de notre art si particulier, c’est ça : un humain qui se lève et qui parle à ses semblables, qui se sont rassemblés là. Sans filtre. C’est rare, unique, et ça le sera de plus en plus… Les captations, je le répète, ça n’a rien à voir avec ça! Rien !
Je pense que les personnes vont le comprendre.
Donc vous n’utiliserez jamais de captations ?
Je suis contre ! ABSOLUMENT CONTRE ! Ou alors, il faut les travailler vraiment pour le langage propre à ce média-là. Mais non, capter nos spectacles, c’est chaque fois dévalorisant. Non seulement ça n’a rien à voir avec ce que l’on fait, mais je pense que c’est même contre-productif. Notre matière, c’est de l’humain, du vivant, de l’aléatoire, de l’éphémère. Donc, il faut absolument conserver cette spécificité même si elle peut apparaître un peu archaïque, parce que je pense qu’un jour, ça sera notre seule richesse. C’est pour cela que j’ai toujours refusé de donner des vidéos de nos spectacles. Nous avons la chance d’avoir, comment dire, une certaine popularité qui fait que nous n’avons pas à fournir une vidéo pour vendre notre spectacle. En revanche, il y a de jeunes compagnies, avec qui je travaille, qui doivent se plier à la règle du teaser pour avoir l’éventuelle possibilité de jouer leur spectacle. Ceci est un scandale parce qu’en fait, on leur demande de faire des bons courts-métrages alors que notre travail c’est le cirque, le théâtre, la danse.
Si des lieux ont besoin d’une forme forcement réductrice du spectacle pour en faire sa pub en passant par des projections d’images dans le hall ou des images pour France 3… ils ont, à mon avis, un problème avec leur public… si celui-ci ne leur fait pas confiance, s’il ne les suit pas dans leurs choix de programmation…c’est soit qu’ ils ont mal fait leur boulot, soit qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils fonctionnent sur du court terme…
Je vais dire un truc prétentieux (rire). Lorsque l’on m’impose vraiment cela, je fais un petit film à coté qui n’a rien à voir avec le spectacle et ça passe parce qu’ils savent que l’on est toujours un peu décalé, que l’on retourne souvent les propositions mais la plupart des compagnies ont rarement le choix. Et c’est un scandale ! Transformer un spectacle en teaser je trouve ça ridicule. On ne fait pas de bande-annonce !
Si tu veux voir les 26000 Couverts, viens voir les 26000 Couverts !
Le spectacle vivant touche une audience réduite et c’est bien. Je pense légitimement que l’on en revienne à l’idée de petite société, de petit cercle, quelque chose d’un peu plus tribal qui moi me plait beaucoup.
La culture, grande oubliée des débats, ne semble pas faire l’unanimité sur son caractère vital. L’art, le théâtre redeviendront-il le fait d’initiés ?
De toute façon, l’art vivant n’a jamais été pour tout le monde. On ne pourra jamais accueillir 50 000 millions de spectateurs et quelque part c’est plutôt tant mieux, la quantité se fait souvent au détriment de la qualité. On sait bien que la magie, le fait théâtral au-dessus de 300, 500, 600 personnes, ça ne marche plus ! Le spectacle vivant touche une audience réduite et c’est bien. Je pense légitimement que l’on en revienne à l’idée de petite société, de petit cercle, quelque chose d’un peu plus tribal qui moi me plait beaucoup. Ça ne m’intéresse guère d’agir au niveau planétaire, sur les écrans, d’avoir des millions de vues, la plupart du temps sur un malentendu en plus.
Pendant un an ou deux il est fort possible que l’activité soit entravée par la peur… après avec le temps, on oublie vite.
Propos recueillis par Marie Anezin.
Crédit photo : Philippe Nicolle ©Stef Bloch
Le site de la compagnie 26000 couverts
26000 couverts sur le site : retour sur le spectacle À bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra trouver un titre un peu plus percutant (ABYR)