[VU] Avec Les 26 000 couverts, c’est celui qui dit qui n’est pas !

18 février 2020 /// Les retours
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« À bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra trouver un titre un peu plus percutant » par Les 26 000 couverts.

Le principe de sortie de résidence est devenu habituel dans le paysage théâtral actuel. Première confrontation face à un public, elle peut être un bon exercice proche du rodage de spectacle, comme perturbant lorsque les artistes sont en pleine recherche artistique. Elle les place dans l’exercice périlleux du « ce n’est pas fini, on ne sait pas forcément où on va mais je dois vous persuader que ce sera génial ! ». Les 26000 couverts se sont donc joyeusement soumis à l’exercice vendredi dernier à l’invitation de La Garance, scène nationale de Cavaillon, qui depuis de nombreuses années, accueille cette compagnie déjantée, symbole de l’impertinence des arts de la rue.

Succès total

Une réputation qui n’est donc plus à faire, un public très en attente (à part chez Lieux publics trop peu de passage dans la région marseillaise) ont créé une bousculade fébrile autour de cet événement. Et tout fut complet !… de la salle au bonheur des retrouvailles, de l’audace du propos à l’ingéniosité des illusions, du tour d’horizon des genres théâtraux à l’excellence du jeu des comédiens.
Dès les premières crises de rire, les spectateurs novices regrettaient déjà que la rencontre n’ait pas eu lieu plus tôt, maudissant le temps perdu à n’avoir pu vibrer en direct sur ce que d’autres décrivait depuis si longtemps comme incontournable, passionnant, inimitable.  
Rendus célèbres pour leurs joyeux troubles de l’ordre public et théâtral, leur savant équilibre entre réel fictionnel et fiction du réel, leur grand art du ratage faussement improvisé et leur humour décapant au degré illimité, Les 26000 couverts ont une fois de plus scotché les spectateurs à leur fauteuil ! En n’omettant pas d’y rajouter une grande inspiration de liberté qui les a faits littéralement décoller.
Perdre le spectateur chez Les 26000… est un art et une intention délibérée, alors toute interprétation sur ce spectacle sera forcément à remettre en cause, la seule vérification possible consistera à se déplacer pour assister à une de leurs représentations.
Sur scène un grand bazar, en apparence seulement car le décor de Michel Mugnier est minutieusement étudié pour susciter les couacs, les tentatives malheureuses, provoquer les situations d’improvisation… La mort, sujet et prétexte de la pièce, se démultiplie en diverses petites morts annoncées ou non, absurdes ou abruptes, imaginaires ou artistiquement concrètes, qui n’en finissent pas de trouver une fin.

Avec eux on ne rigole pas avec l’humour, il est l’habit de la réflexion.

Dans ce spectacle prédomine une des marques de fabrique des 26000 couverts : le détail qui, en douce, met en avant un propos percutant camouflé derrière la blague afin de mieux faire passer la pilule. Molière et sa critique des « faux » dévots n’est pas bien loin…

« A bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra trouver un titre un peu plus percutant …» porte dans son titre les mots clefs de ce qu’il aborde : une réflexion en forme de bilan, une auto-critique passant par un état des lieux de ce qu’est le théâtre aujourd’hui, immergé dans ce nouveau système qui le réglemente, embarrassé de directives ministérielles incontournables : diversité des publics, actions pédagogiques, sensibilisations… qui rétrograde de plus en plus l’artiste à un rôle d’animation et peut entraver sa recherche artistique.
Les 26000… se moquent d’eux-mêmes, de leurs pairs et de Royal de Luxe. En chahutant, comme à leurs débuts, cette figure emblématique de ce théâtre de rue des années 80/90, ils s’interrogent sur ce qu’il reste de cette mouvance et plus précisément de cette fameuse liberté de création qui l’a fait naître. Actuellement prisonnière d’un mode de diffusion qui dépend de l’institution qui la subventionne et soumise à des baisses constantes de budget, comment cette forme de spectacle vivant a-t-elle dû évoluer ? Comment l’écriture collective, qui nécessite de long temps de répétitions, peut-elle encore y trouver sa place ? Serait-ce la fin d’une époque ? On se délecte du regard pertinent, incisif et résolument railleur que Les 26000 couverts portent sur les systèmes, n’épargnant personne et surtout pas eux.

Les 26000 couverts frappent très fort et posent insidieusement la question du pouvoir dans la culture, de la mainmise des institutions sur la diffusion

Les comédiens, unanimement épatants, en décousent avec la temporalité des choses : les apparences semblables à des miroirs déformants de la réalité – la réalité n’étant pas en soi une vérité – , les places et rôles que l’on prend, donne ou reçoit, le caché derrière et l’inévitable bon temps d’avant… Le spectateur est secoué de rire autant qu’ébranlé dans ses certitudes les plus tenaces. Il se heurte à un impossible répertoriage des choses et retrouve la joie enfantine d’être émerveillé d’un rien à partir de pas grand-chose.
Au plateau, les acteurs taillent les costumes autant qu’ils les portent, représentation vestimentaire du pouvoir en place et sujet à mouvance. Ici l’habit ne fait pas le moine, et contrairement à l’expression enfantine « c’est celui qui dit qui y est », dans « A bien y réfléchir, et puisque …» nul n’est conforme à ce qu’il prêtant être. Tout ceci participe à alimenter la satire, décuple les coups de théâtre et enrichi les parodies. La mise en scène de Philippe Nicolle, avec la collaboration de son vieux complice Gabor Rassov, qui tenait ce soir-là le rôle du metteur en scène, finit par nous perdre totalement, à la limite de nous faire décrocher… jusqu’à ce que l’on se demande s’il ne s’agit pas en fait d’une nouvelle mise en abîme exprimant l’impossible échappatoire de leur situation.

Prenant comme matière ce qui constitue un spectacle, notamment son processus de création, Les 26000 couverts frappent très fort et posent insidieusement la question du pouvoir dans la culture, de la mainmise des institutions sur la diffusion.

Ce thème de « l’absurdité risible de la mort » est un énième pied de nez, une façon détournée de traquer l’assassin de « la liberté d’expression artistique no-limites » que le théâtre de rue a représenté. Un enterrement de première classe en forme de résistance, opposant force du collectif, humour grinçant, dérision et désordre à toute forme d’emprisonnement, d’oppression ou de mort.

Chez Les 26000 Couverts, c’est le rire qui vous attire, l’humain qui vous touche, le trouble qui vous saisi et le plaisir qui vous tue !

Marie Anezin
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage

Générique

Mise en scène Philippe Nicolle|Écriture collective sous la direction de Philippe Nicolle avec la participation de Gabor Rassov|Interprétation Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Servane Deschamps, Sébastien Chabane, Olivier Dureuil, Anne-Gaëlle Jourdain, Erwan Laurent, Michel Mugnier ou Hervé Dilé, Florence Nicolle, Philippe Nicolle ou Gabor Rassov, Laurence Rossignol|Création musicale Aymeric Descharrières, Erwan Laurent|Assistanat à la mise en scène Sarah Douhaire|Technique Hervé Dilé, Michel Mugnier, Laurence Rossignol|Construction Michel Mugnier|Costumes Laurence Rossignol avec Camille Perreau et Sigolène Petey|Lumières Hervé Dilé|Postiches  Céline Mougel|Coordination Lise Le Joncour|Administration Marion Godey assistée de Catherine Euvrard|Diffusion Production Claire Lacroix

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Jean Francois
4 années plus tôt

Ça donne envie d’aller découvrir ces trublions.
Jean François

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