Culture. Sans issue ? l’interview VIVANT ! d’Emmanuel De Candido
Afin de garder le lien avec son public, La Manufacture collectif contemporain fait découvrir sur leurs réseaux sociaux, les propositions de leur programmation de ce festival Off 20. La compagnie Maps devait présenter « Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ? », un spectacle sur l’hyper connexion signé Emmanuel De Candido et Pierre Solot.
L’auteur-metteur en scène-interprète belge Emmanuel De Candido a publié durant le confinement un post facebook sous le titre « Scatologie du théâtre belge francophone », repris par la Libre Belgique. Il posait la question cruciale de la survie des artistes non seulement durant cette crise sanitaire mais de manière générale.
La série des interviews VIVANT ! lui était toute destinée.
Crédit photos ©Lionel Devuyst
Emmanuel De Candido est artiste associé de la Compagnie MAPS (tournée vers les questions de société et les écritures contemporaines) et co-fondateur de la Compagnie du 7ème Etage (théâtre visuel), collectif français co-directeur artistique des Studios de Virecourt (Benassay/Poitiers). C’était l’occasion rêvé de questionner un artiste pris entre le devoir de faire du Kayak* et celui d’enfourcher un tigre.
En ce moment vous devriez être au Festival OFF d’Avignon et jouer « Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ? »à la Manufacture. Comment vivez-vous son annulation ?
« Tu n’es pas vraiment fichu, tant qu’il te reste une bonne histoire, et quelqu’un à qui la raconter ». Pierre Solot et moi, depuis qu’on a joué Novecento : pianiste de Baricco, il y a plus de 10 ans, on a cette phrase tatoué dans le cœur. La situation actuelle est difficile pour tout le monde. Mais on trouve des solutions, petit à petit. « Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ? » aura la chance d’être en tournée en 2020-21, et reprogrammé à Avignon en juillet 2021.
Comment l’arrêt total de toute activité culturelle a-t-il impacté le devenir de votre spectacle et de votre compagnie ?
Economiquement et professionnellement, c’est violent. La moitié de notre tournée a été annulée ; pareil pour Avignon, qui devait être notre première participation à un festival international d’envergure. Double Impact !, comme dirait JCVD. Une grande bonne nouvelle nous a quand même redonné le moral : notre spectacle est programmé au Festival Impatience, à Paris, en décembre 2020.
Cette situation, c’est Brazil sans l’humour des Monty Python, Inception sans porte de sortie, une pièce de Spregelburd sans les éclats de couleur de ses personnages. Déprimant.
Votre compagnie est implantée en Belgique. Etes-vous satisfait des réponses données par le gouvernement concernant la crise culturelle actuelle ?
Satisfait ? Absolument pas. La politique belge est une pelote de laine indémêlable. Les niveaux de décision sont multiples : fédéral, communautaire, régional, communal… Et chaque niveau de pouvoir est géré par des coalitions politiques différentes qui se renvoient la patate chaude.
On peut se réjouir de l’une ou l’autre aide accordée ici et là aux artistes, mais il n’y a pas de politique culturelle transversale solide. La suite ne s’annonce pas plus rassurante. Au niveau national, on voit bien qu’on glisse sur la pente extrêmement inclinée d’une droite libérale qui laisse sur le carreau la santé, l’enseignement, l’égalité des chances… et la culture. Sans parler du paternalisme / maternalisme abrutissant avec lequel certain.e.s politicien.ne.s traitent les citoyens. Du coup mêmes les bonnes volontés sont diluées.
Qu’en est-il des institutions culturelles qui vous soutiennent ?
Les théâtres subventionnés peuvent mieux amortir le choc sur le moyen terme. Pour une compagnie de théâtre non-conventionnée comme la nôtre, « réduire ses coûts », cela veut dire supprimer les quelques contrats qu’elle arrivait à créer. « Diminuer son activité », ça revient à tout arrêter. Ce n’est pas une solution. On est forcément obligé d’inventer des solutions originales.
On a eu la chance d’être épaulé par notre diffuseuse à La Charge du Rhinocéros, par l’un ou l’autre partenaire, dont l’Atelier 210, coproducteur du spectacle, par le Théâtre de Liège qui accueillera notre prochaine création « La Ronde Flamboyante – pièce (il)légitime d’un fils du colonialisme », par des structures d’accompagnement ou de résidence (BAMP, CED-WB, Fabrique, Bellone, Chaufferie Acte-1 …)
Mais ces liens-là, ils existaient déjà avant le confinement. La vraie difficulté, ce sera de convaincre de nouveaux théâtres de nous accueillir, au moment où ils se sentent submergés par les reports de dates et les incertitudes. Si ces théâtres refusent de prendre des risques avec nous, on est fichus.
« Pourquoi Jessica a quitté Brandon ? » est une réflexion critique sur les nouveaux citoyens du numérique, quelles questions philosophiques et politiques vous posiez-vous ? Quelles dérives mettez-vous en avant ?
Notre spectacle raconte l’histoire vraie d’un gars né dans les années 80, passionné d’heroïc fantasty, de jeux vidéo et de philosophie, devenu pilote de drone pour un programme militaire d’assassinats ciblés ; puis il quitte l’armée, avant de témoigner de ses actes dans les médias, de devenir ce qu’on appelle « un lanceur d’alerte ».
Notre puzzle théâtral est une réflexion générationnelle sur notre rapport aux écrans, à la fiction, aux récits, à la presse, mais aussi une remise en question du mythe de la « guerre propre ».
Si vous deviez réécrire votre spectacle à la lumière des conséquences du confinement et de l’instauration des distanciations sociales, quelles problématiques soulèveriez-vous ?
Plus que jamais, le confinement nous a poussé à opter pour des solutions en ligne : plateformes de partage de films, conseils médicaux à distance, télétravail, conversations familiales ou apéros web entre amis… Mais très vite, je crois qu’on a tous senti la saturation numérique que cela représente.
Bizarrement, j’ai assez confiance dans la capacité des jeunes générations à ne pas se contenter de cette overdose informatique, mais à rechercher le vivant, le face à face, le corps à corps. En regardant leurs aînés (dont je fais partie) les yeux rivés sur la TV et leurs téléphones, je crois que les adolescents peuvent s’opposer, se différencier, se dire : je veux sortir, sortir, sortir ! de l’air ou je crève, je ne veux pas finir comme les vieux !
Notre spectacle était obsolète dès sa création. Ce qui nous intéressait, c’est que le public, en sortant de la salle, se dise justement : « ça c’était le vieux monde. De quel monde je rêve aujourd’hui ?
S’il fallait ré-écrire notre spectacle maintenant , j’aurais envie d’intégrer cela au spectacle : ce cri intime d’une jeunesse qui réclame, contre la morale, la raison, l’hébétude ambiante, plus de vie, plus de sensualité, plus de liberté. Par-delà les écrans.
Un des principes de votre pièce est d’amener le spectateur là où on ne l’attend pas, finalement un peu comme ce qui se produit actuellement avec nos gouvernements ?
Oui, sauf que dans notre cas, c’est voulu. Depuis l’ouverture de notre récit, on conduit le public vers un « twist », c’est-à-dire vers un effet narratif de révélation finale (à ne pas confondre avec la danse de salon où tu cires le parquet avec la plante de ton pied).
Nos gouvernements, eux, improvisent sans savoir où ils nous mènent. Un peu comme un illusionniste qui, par mégarde, aurait tué son lapin en claquant son chapeau, et qui fait patienter son public en chantant des « haha, hoho » sans trouver aucune solution pour faire réapparaitre la pauvre bête vivante. C’est tout de suite moins réussi…
Votre mise en scène à la « Usual suspect » en forme de puzzle n’est-elle pas symptomatique de la pensée actuelle, fragmentée par une surcharge d’informations à vérifier, de mensonges, de contradictions,de liberté d’expression muselée ?
Notre mise en scène joue avec la fragmentation, mais son propos tourne autour d’un seul et même noyau. Comme un rubik’s cube dont on cherche à réordonner les couleurs. L’objectif du spectacle, c’est d’embrasser sur scène un certaine complexité du réel, tout en proposant aux spectateurs un fil narratif simple et ludique.
Quand j’étais étudiant, beaucoup de spectacles m’ont mis en colère parce qu’ils prétendaient pompeusement être politiques et complexes, alors qu’ils ne faisaient que compiler avec autosatisfaction quelques tristes préjugés. Il ne suffit pas, par exemple, de demander à une comédienne de porter un voile sur sa tête et de prononcer le mot « déterritorialisation » pour rendre une mise en scène politique et intellectuelle (c’est un exemple que j’ai vécu). Si ton propos est vide et que ta mise en scène prend les spectateurs pour de cons, un costume ou quelques citations intellos n’y changeront rien.
Nous, on a fait le pari inverse. On fait référence à des tas de musiques, livres, bd, jeux vidéo de la culture pop, on mélange les médias, on creuse une question d’apparence naïve – « Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ? » – mais au final, cette question se révèle éminemment politique.
C’est en cela que la fragmentation et la saturation s’avèrent des choix intéressants : l’image finale n’est révélée qu’une fois les pièces du puzzle rassemblées. Construire un spectacle de cette manière est un casse-tête dramaturgique passionnant, qui nécessite de faire confiance à l’intelligence et à la sensibilité du public.
Du fait du virus, le sans contact se généralise. Est-ce que la génération née avec les écrans a développé des capacités cognitives et intellectuelles spécifiques qui feront de nos jeunes, des soldats impitoyables d’une guerre sans contact, d’un monde du travail inhumain ?
Quand on manie sans cesse un outil, forcément on se spécialise, physiquement et mentalement. C’est le cas avec les ordinateurs, mais cela ne date pas de hier.
La question que tu poses, c’est plutôt celle de la violence aveugle ou de l’inhumanité que porterait – en soi – la technologie numérique. Pour moi ce n’est pas le cas. L’industrialisation a vu naître des techniques mécaniques qui nous ont permis de diminuer nos efforts physiques (pour se déplacer, porter, assembler, etc.). L’informatisation diminue quant à elle nos efforts cognitifs, principalement nos efforts de calcul. Mais dans les deux cas, il y a des êtres humains qui manipulent ces machines ou au minimum, qui les programment.
La machine a son propre fonctionnement, mais elle ne peut avoir d’intention en elle-même. L’intention dépend toujours du libre choix d’un être humain. La machine, au mieux, pourra s’adapter pour « mieux fonctionner », mais ne choisira jamais « dans quel but elle fonctionne ».
Avec ou sans écran, c’est donc à nous de décider ce que nous voulons faire (ou non) de ces technologies toujours plus puissantes. Dire « c’est la faute des machines ! », c’est une paresse de la pensée. Au mieux on pourra dire : « c’est la faute de l’inventeur, du fabricant, du vendeur, de l’acheteur ou de l’utilisateur de la machine ». Mais pas de la machine elle-même.
Là où il faut être très vigilants par contre, c’est que certains systèmes – mécaniques, informatiques, mais aussi politiques, administratifs, économiques – nous donnent parfois l’impression qu’ils fonctionnent « par magie », « par eux-même ». Et puisqu’ils fonctionnent sans effort de notre part, on se dit qu’ils fonctionnent « bien ». Ils assoupissent notre esprit critique, étouffent notre capacité à nous opposer. C’est d’ailleurs le sujet de notre prochaine création, « La Ronde Flamboyante », qui interroge les mécanismes de la dette économique.
La question du « bien », c’est la question éthique. Celle-ci doit toujours être débattue dans un espace démocratique. Si on ne débat pas autour de ces questions, c’est que d’autres y répondent à notre place.
Au milieu de tout ça le spectacle vivant tiendra une place cruciale, justement parce qu’il crée l’espace du rassemblement, de la confrontation des opinions et des sensibilités. A condition, dans le cas du théâtre, que les artistes soient toujours capables d’inventer des formes qui rassemblent un public pluriel.
Que pensez-vous des captations de spectacles, sont-elles le nouvel outil de transmission des artistes ?
Pour la diffusion internationale, les captations vidéo sont des outils intéressants. Et je suis content de voir un spectacle en capta quand je l’ai raté en salle. Elles ont aussi une valeur d’archives. Mais elles ne remplaceront jamais la représentation physique.
Allons-nous assister à la mort du spectacle vivant, comme la vidéo a menacé le cinéma ?
Mort ? Un spectacle est vivant parce que ses artistes sont vivants et physiquement devant nous. Les spectacles de Tadeusz Kantor et de Johnny Halliday sont donc malheureusement morts. Le lapin de la question du début est mort (Tout de même, pauvre bête). Pour le reste, c’est à nous de faire naître de nouveaux spectacles et des formes inédites qui nous rendront plus vivants que jamais.
Jouer dans des salles vides emplis d’écrans… c’est un Luna Park pour moi. J’adore. Surtout s’il y a des jeux vidéo un peu rétro. (rire)
Avez-vous envie de lancer quelques pistes de réflexion sur l’avenir du spectacle vivant, sur les mesures de soutien actuelles, les carences, les conditions de travail dans le secteur culturel et ses possibles alternatives ?
Créer des spectacles de qualité, cela demande du temps, des moyens humains et financiers. Se documenter, écrire, improviser, tester au plateau, fouiller, rater, recommencer… A l’heure où la diffusion de nos spectacles est contrainte par des raisons sanitaires, il faut plus que jamais soutenir cette recherche fondamentale. A mon avis, c’est la meilleure manière de préparer l’avenir.
Propos recueillis par Marie Anezin
Crédit photos : Lionel Devuyst