[VU] OFF19 : La magie lente de Denis Lachaud, un grand moment de théâtre

15 juillet 2019 /// Festival d'Avignon - OFF - VU #OFF
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Une salle de spectateurs de théâtre s’exprime par le silence. Lorsqu’il apparaît, profond, intense, présent, ce qui n’est pas si fréquent, il dit beaucoup. Il dit que le théâtre a lieu, qu’il se réalise, qu’il parvient au réel par le travail des spectateurs. C’est précisément ce silence rare et magique que La Magie lente installe dans la salle.

En état de choc

Dernières répliques de La Magie lente de Denis Lachaud mis en scène par Pierre Notte à 19h20 au théâtre Artéphile. Il y est question d’un mot, « viol », enfin prononcé, enfin conscientisé, enfin presque assumé. Un mot libérateur pour envisager peut-être un peu mieux l’avenir, un peu plus d’avenir, un peu mieux le « à présent », le « à partir de maintenant ». Les applaudissements des spectateurs viennent briser leur silence mais ne rompt pas leur mutisme. Etat de choc rare. Assommé. Dans les cordes. Impossible de se lever pour rejoindre le dehors. La Magie lente a opéré sur moi comme sur tellement de spectateurs. Médusés. Pétrifiés.
Jean-Loup Rivière raconte (Un monde en détails, 2015, Editions du Seuil, page 82) « qu’Athéna avait conseillé à Persée de trancher la tête de Méduse, dont la vue de face pétrifiait mortellement : il fallait regarder son reflet dans son bouclier pour échapper à un destin de pierre. Le théâtre est peut-être un bouclier de cette sorte : il permet de voir ce qui ne peut se regarder en face ».

Benoit Giros

Retour arrière. 19h20. Entrée dans une grotte du théâtre Artéphile (salle 1), on s’écarte du dehors, on quitte les bruits des files d’attente, les bribes de paroles que l’on sait tantôt profondes, tantôt superficielles, dans la ville. Elles appartiennent au quotidien du festival. Elles appartiennent au réel ? Entrée dans la grotte noire donc. S’éloigner du dehors mais en fait, paradoxalement, se rapprocher du réel, s’y confronter directement, happé par lui. Benoit Giros, le comédien, est là dans le fond de la salle c’est par lequel nous entrons. Est-il déjà le personnage ? Est-il le comédien ? Il n’est pas habillé en tenue estivale comme les spectateurs d’Avignon. Pantalon de ville, chemise blanche à petits motifs discrets recouverte d’un pull léger. Le col de la chemise dépasse au cou. Il nous accueille avec une extrême bienveillance, un peu comme le psychanalyste pour une consultation. Il est donc le personnage. A moins qu’il ne soit déjà les personnages, car il va y en avoir plusieurs. Il va en jouer plusieurs. Le plateau n’est pas décor. Un ordinateur sur une table qui ne cherche pas à cacher les fils, une planche d’interrupteur au sol au-devant de scène pour offrir des éclairages simples, multiples que le comédien va actionner lui-même. Peu d’effet, pas de vidéo, pas d’ajouts. Il est seul et tout va être concentré sur le comédien et les personnages qu’il incarne. Nous l’écoutons très attentivement. Nous lui adressons notre écoute. Nous sommes à l’affût avide de ce qui se révèle, dans l’histoire et dans ce qui fait si merveilleusement théâtre. Les révélations sont au cœur de la pièce. Elles disent comment la vérité apparaît et que cette histoire horrible est aussi un parcours qui s’adresse à chacun de nous.

La magie lente

Une conférence devant Madame la Ministre et Monsieur le Doyen sur la schizophrénie et les possibles erreurs de diagnostic met en abyme l’histoire qui va être racontée, interprétée, incarnée pour illustrer le propos. Une étude de cas clinique. Benoit Giros est le conférencier. Benoit Giros sera aussi le patient, Louvier, diagnostiqué à tort pendant près de quinze ans comme schizophrène par un professionnel qui s’est égaré et n’a pas assez conduit l’analyse et dont l’erreur de diagnostic (impardonnable ?) aura maintenu Louvier dans des souffrances atroces. L’histoire est largement inspirée d’un cas réel. Benoit Giros sera aussi Kemener, le psychanalyste qui remet en cause le diagnostic erroné et illustre par les éléments de la cure psychanalytique de Louvier les éléments tangibles d’une correction du diagnostic : il est re-diagnostiqué quinze ans plus tard bipolaire. Tangibles parce que rapportés au déroulement des faits. Tangibles parce que rapportés aux révélations progressives des paroles de Louvier : les mots sortent lentement, douloureusement parfois. Tangibles parce que constructrices de la cure et des améliorations de son état. C’est à cette cure que nous assistons. « La psychanalyse est une magie lente » disait Sigmund Freud. Le titre est là.
Louvier redécouvre pendant la cure psychanalytique portée à la scène qu’il a été à partir de l’âge de huit ans abusé sexuellement chaque été, pendant les vacances en Normandie, par son oncle. Il redécouvre les circonstances et les raisons de son refoulement. Il redécouvre les mensonges et son carnage intérieur. Les mots sortent lentement, difficilement, douloureusement dans la cure pour dévoiler au spectateur en même temps qu’au patient lui-même l’enfance, les abus, les obsessions, les peurs, les effrois, la famille, le silence, la honte, l’erreur de diagnostic, la révélation.  Les mots crus, grossiers, obscènes et les images et sensations de violence sortent dans la quête d’une vérité, qu’il aurait sans doute préféré oublier mais dont il a besoin pour se reconstruire parce qu’elle l’éteint et le tue de l’intérieur à petit feu.

Un trio artistique

Denis Lachaud a beaucoup et longtemps travaillé pour écrire ce texte. C’est incontestable et ça se voit. Il a arpenté plusieurs mois les hôpitaux psychiatriques, rencontré et travaillé avec plusieurs psychiatres, fait superviser son écriture. La pièce Mon mal en patience a résulté de cette exploration. Une mise en scène de cette pièce initiale a retiré la scène de l’erreur de diagnostic, pour finalement la reprendre en la développant dans l’écriture de La magie lente. L’écriture vient de loin. Elle est précise, ciselée, directe, comme un coup de poing. Un magnifique travail d’écriture.
A cette écriture magistrale, Pierre Notte donne une mise en scène épurée, un écrin d’une simplicité extrême, tout aussi percutante que l’écriture. Le coup de poing prend son élan dans cette mise en scène organisant savamment la distribution de tous les personnages sur le seul Benoit Giros, supprimant tous les effets pour juste (c’est cela, on le sait, le plus difficile) donner à entendre les paroles et les mots et permettre au spectateur de les espionner et de les scruter.  
Benoit Giros est un comédien prodigieux. C’est lui, par une prestation de comédien hors-norme, qui porte l’estocade. Il prend la voix, les postures, les gestuelles des différentes figures. Il capte la lumière et les ombres pour porter selon une construction méticuleuse la révélation progressive. Le pull disparaît et la chemise se débraille dans cette mise à nu. Le visage et le corps se déforment.
Face au public, Louvier parle. Le psychanalyste cherche à comprendre, l’aide à comprendre, le public cherche à comprendre, cherche à comprendre ce qui s’est passé mais plus encore l’humanité, sa capacité de barbarie, ses emprises, sa capacité de résistance et sa capacité d’assistance aussi. Un très grand moment de théâtre.

En état de choc. Ce n’est que quelques jours après l’avoir vu que je peux vous adresser ce texte. Aussi comme un merci à Benoit Giros, à Denis Lachaud, à Pierre Notte et au théâtre Artéphile. Pour la petite histoire, c’est Benoit Giros lui-même (le comédien ? Kemener ? Louvier ?) revenant sur scène pour aider au démontage du plateau qui m’a relevé, mais j’y suis encore. Magie lente du théâtre.

Daniel Le Beuan
Visuel : Benoit Giros dans La magie lente ©DR

La magie lente de la Compagnie L’idée du nord, au Théâtre Artéphile – jusqu’au 27 juillet 2019 à 19h20 (relâches les 7, 14 et 21 juillet)– durée : 1h10
Texte Denis Lachaud | Mise en scène Pierre Notte | Interprétation Benoit Giros
La Magie lente de Denis Lachaud est publié en 2018 aux éditions Actes sud – Papiers

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