[VU] Un festival entre terre et eau

24 septembre 2023 /// Les retours
5 1 vote
Évaluation de l'article

À Toulon, la 13eme édition du Festival Constellations a renforcé sa programmation audacieuse et donné aux Journées du patrimoine un air de fête.  Coups de cœur…

30 événements (danse, films, conférences dansées, ateliers, concerts, dancefloors, DJ sets), 5 jours (13 au 17 septembre), 4 lieux (le Cercle naval, Le Liberté-scène nationale, le cinéma Le Royal, la Tour royale). Le danseur et chorégraphe Frank Micheletti, fondateur et chef d’orchestre de Constellations, n’a pas son pareil pour concocter un événement aussi éclectique que singulier. Bref, un festival qui lui ressemble dans ce qu’il refuse les étiquettes, arpente les chemins de la création mais aussi ceux des sciences, de l’écologie, du social en favorisant leur dialogue.  Cette année, privé des terrasses et des douves de la Tour royale où il avait quartier libre depuis quatre ans, et donc contraint in extremis de changer son fusil d’épaule, le festival a su transformer ce handicap en bénédiction. Car force est de constater que les scènes improvisées dans les jardins et sur la dalle Pipady face à la mer ont profité au public comme aux artistes. Meilleure visibilité, timing respecté, espaces multiples de restauration, rencontres et échanges au fil des interludes  : la convivialité rimait avec qualité.

Entre retrouvailles…

Si la forme solo est privilégiée, pour des raisons financières évidentes, elle offre aux artistes l’occasion de faire l’expérience du plateau en qualité d’interprète et de chorégraphe. De donner forme à ses esquisses et matière à ses recherches, ou de confirmer un succès. 

Tel est le cas d’Oona Doherty, découverte au Festival de danse de Cannes 2017 dans une programmation parallèle d’Eric Oberdorff, qui n’a rien perdu de sa fougue rageuse en propulsant cette fois la danseuse Sati Veyrunes sur le bitume « pour mieux rebondir, entre gravité et espérance ». Cinq ans plus tard, le théâtre physique de Hope Hunt fait toujours autant de ravage ! Le cas également de Bostjan Antoncic (ci-contre) et son Bernabo créé avec Anne Teresa De Keersmaeker qui a fait sensation au dernier Festival d’Avignon. Un solo à voir et à revoir sans modération tant la présence du danseur et la puissance fébrile du mouvement nous saisissent. Il y a ici comme une urgence, parfaitement maîtrisée ; une violence intérieure, endiguée, qui affleure dans les poings serrés, les bras à l’équerre, la nervosité du geste, les muscles tendus, le cou gonflé. Dans les glissades au sol qui égratignent le corps. Dans les accélérations intempestives comme dans les ralentis. Bostjan Antoncic ne danse pas, il « est » la danse.

Révélée en 2021 à Klap-Maison pour la danse Marseille avec Asmanti [Midi-Minuit], Marina Gomes a une nouvelle fois confirmé son talent dans Bach Nord créé au dernier Festival de Marseille. Son credo et sa vérité ? Donner la parole à la jeunesse et aux quartiers dans une écriture chorégraphique qui dépasse les codes du hip hop, à la fois fiévreuse et généreuse. Asmanti [Midi-Minuit] démarre sur des notes de reggae et fait couler la vie comme un long fleuve intranquille mais joyeux, entre bancs de désolation, jeux de ballon, apostrophes du public et franches rigolades d’ados. Ça vibrionne en tous sens, les corps explosent, s’élancent, s’affrontent, s’enlacent, les regards se jaugent, les groupes se forment et se disloquent. C’est la vie de la bande, dans le meilleur comme dans le pire (Marina Gomes présentait le 22 septembre à la Scène44 n+n corsino à Marseille dans La Cuenta).

Le retour de Mercedes Dassy (ci-contre) à Constellations dans B4 Summer fait l’effet d’une bombe ! Déjà, en 2021, son solo i-clit n’avait laissé personne indifférent car cette jeune chorégraphe belge n’a pas son pareil pour déstabiliser le regard, s’affranchir des codes de la bienséance et affirmer haut et fort son engagement dans les mouvements féministes. Là encore avec sa « gueule d’ange » et ses cheveux lissés (vite transformés en crinière de fauve !), celle qui est devenue maman et l’affiche sans complexe dans son corps post-accouchement – jusqu’à nous présenter son jeune enfant pendant les applaudissements -, crée une performance déroutante. Hilarante et décalée. De ses positions inconfortables sur un canapé gonflable propice à égrener toutes sortes de bruits à ses transformations physiques, de décibels assourdissants à sa prise de parole, de sa séance maquillage à une interview supposée ou réelle avec Laure Adler, l’artiste provoque, percute, dérange. Fait souffler le chaud et le froid, et on redemande ! (Mercedes Dassy est artiste associée à Charleroi Danse en 2023/24).

… et découvertes

La combinaison de la force et de la délicatesse du solo Cercle de Olé Khamchanla (ci-contre) évoque une calligraphie dans l’espace : une poésie du geste nourrie à la source du hip hop et de sa rencontre avec les danses traditionnelles d’Asie du Sud Est. Sensible, mutique, ce cinquième opus révèle sa quête personnelle et artistique : « comment évoluer parmi les codes qui nous entourent, comment y trouver sa voie, son équilibre ? ». Cercle nous prouve, s’il le fallait, que l’artiste a choisi un chemin plein de promesses…

À l’opposé de Cercle, Gigi de Joachim Maudet est une performance bavarde mais irrésistible. Sur un fil, l’artiste marche sur les pas d’un Mark Thompson – sans le désespoir ni la fragilité –  par son engagement physique et intime, sa manière de se mettre à nu. Ici sans pathos mais dans un sens du ridicule assumé et décalé : son effeuillage vestimentaire est un morceau de bravoure. Gigi ou l’évocation de la fameuse ritournelle de Dalida dans un one wo-man show drôlatico-hystérico impitoyable et humaniste. On rit, on pleure, on chantonne, on applaudit. (Joachim Maudet sera à Klap-Maison pour la danse Marseille le 27 janvier 2024 avec son trio Welcome).

La scène belge est décidément un vivier de jeunes talents. Pour preuve encore avec Loraine Dambermont (ci-contre) qui, après s’être formée au hip hop, s’est frottée à la danse contemporaine à Rotterdam puis Amsterdam. Parviendra-t-elle à se libérer du carcan mécanique imposé par la position de défense du karaté qu’elle s’est choisie dans Toujours 3/4 face ? Prise dans le flux des conseils de son coach, « la tête haute, le regard alerte », son marathon de mouvements est d’une précision extrême. D’abord dans un registre sans aspérités, répétant à l’envi les consignes, jusqu’au grain de sable qui fera dérailler la démo bien huilée. Enfin, le souffle court, en sueur, libérée de la gestuelle imposée, elle nous livre une chorégraphie plus introspective sur un rythme électrique. En « athlète » qui a su se dépasser pour mieux se retrouver.

Empruntant aux arts visuels leur capacité à sculpter des formes dans l’espace et à jouer de la lumière sur la matière, Troisième nature du tandem Demestri & Lefeuvre est une pièce dansée qui joue de la disparition des corps. Seule la parure dorée, étincelante, bruyante, évolue imperceptiblement. D’abord fantasmé, le corps à corps se métamorphose jusqu’à l’éclosion de la chrysalide à travers une succession de mouvements suspendus, hésitants, empêchés parfois. Avant l’étreinte originelle ? D’abord souterraine, suggérée, abstraite, voire animale, la danse éclot avec l’effleurement des peaux et la sensation d’être vivant.

Marie Godfrin-Guidicelli
Crédit photos : ©Agnès Mellon

Le Festival Constellations a eu lieu du 13 au 17 septembre 2023 à Toulon dans différents lieux.

kubilai-khan-constellations.com

Le +

Lire le [VU] sur Asmanti [midi-minuit] de Marina Gomes et réécouter l’interview de Joachim Maudet.

5 1 vote
Évaluation de l'article
Subscribe
Me notifier des
0 Commentaires
plus anciens
plus récents
Inline Feedbacks
View all comments
Partager
0
Would love your thoughts, please comment.x